Un mois d’août à Tenerife

plage mer côte arbre le sable océan horizon plante ciel le coucher du soleil palmier rive vague vent crépuscule soir paume baie plan d'eau Tenerife Tropiques cap les îles Canaries Plante ligneuse Sont des échelles Famille de palmiersEn ce mois d’août dans les Canaries espagnoles, l’île de Tenerife est bien entendu pleine à craquer de touristes. Fière de compter la plus forte concentration d’hôtels 5 étoiles en Europe à Adeje, dans le sud de l’île, Tenerife abrite aussi un centre de rétention (CIE, Centro de Internamiento de Extranjeros). Il est situé loin des regards, à Hoya Fría, en banlieue de Santa Cruz. D’un côté il y a ces masses d’étrangers munis des bons papiers et d’un portefeuille bien garni qui viennent polluer le parc naturel au pied du volcan pour tenter d’oublier leur servitude volontaire, d’un autre il y a des étrangers d’un autre style.

Ceux-là, bien moins nombreux et de loin, sont enfermés de long mois entre des murs barbelés, tabassés et humiliés parce que trop pauvres et dépourvus du petit papier nécessaire pour franchir les frontières de la riche Europe. Les uns ont pris le risque de se voir refuser un bagage trop volumineux à l’aéroport, les autres de sombrer avec leurs frêles embarcations. Les uns s’en vont mourir à petit feu de cancers de la peau sur le sable noir, les autres crèvent directement en Mer Méditerranée (2.300 en 2018 et 3.100 en 2017, bilans officiels) devant une frontière militarisée en fuyant guerres et misère.

Samedi 3 août 2019 vers 9h du matin, vingt-quatre sans papiers ont déjoué tous les plans de la police et réussi à franchir les hauts murs du centre de rétention de Santa Cruz pour s’évader. Mutinerie face aux conditions d’enfermement, désir d’une liberté qu’aucune prison spéciale ne réussira jamais à étouffer, toujours est- il que les autorités ont immédiatement lancé une vaste chasse à l’homme. Si dix d’entre eux ont été vite repris aux alentours, et dix autres épuisés les jours suivants, les quatre derniers courent toujours, désespérément bloqués dans l’île à touristes.

Samedi 10 août 2019, certainement encouragés par le premier groupe de courageux, ce sont cette fois treize sans-papiers qui se sont organisés patiemment et ont réussi à s’évader vers 22h30, à la faveur de la nuit et du changement de gardes. Après avoir découpé le grillage et blessé un flic, ils se sont évanouis dans la nature. Cinq d’entre eux ont échappé à la nouvelle chasse à l’homme.

A Tenerife, qui accueille chaque année à bras ouverts plus de cinq millions d’étrangers bien sous tous rapports en étant la principale destination touristique des îles Canaries, quelques dizaines de nouveaux migrants ont débarqué ces deux semaines-là en provenance d’Algérie. Ils ont immédiatement été enfermés à double-tour dans le CIE de Hoya Fría. Peut-être se souvenaient-ils que le nom de Tenerife est issu de la langue amazigh, puisque l’île était peuplée par les Guanches, les seuls berbères à n’avoir pas été islamisés et dont la civilisation a été exterminée après avoir durement résisté lors de la conquête espagnole de Tenerife au XVe siècle. La plupart des survivants furent vendus comme esclaves, et la principale trace qu’ils ont laissé, en plus de gravures dans la roche, se trouve aujourd’hui sous forme de momies (les Guanches embaumaient leurs morts) au Musée de la Nature et l’Homme. Un musée peuplé de corps de berbères vaincus qui se trouve précisément à Santa Cruz, à deux pas du centre de rétention.

Entre les africains vilement exposés sous cloche pour des visiteurs en tongs contre un billet de cinq euros, et ceux dont les corps trop pauvres finissent dans le ventre des poissons, qui fera le lien ? Entre les smartphones, tablettes et autres data centers qui permettent aux esclaves anesthésiés de rester connectés au boulot tout en se prélassant loin de leurs petits soucis quotidiens, et les guerres par exemple liées à l’extraction de minerais indispensables à ces joujoux technologiques, des guerres qui poussent des millions d’être humains à fuir l’endroit où ils ont grandi, qui fera le lien ? Entre l’industrie du loisir qui permet à des millions de touristes de se déplacer d’un pays à l’autre et les frontières assassines qui tentent de repousser quelques milliers de voyageurs indésirables, qui fera le lien ? Entre des sans-papiers révoltés qui parviennent parfois à brûler leur lieu de réclusion ou à s’en évader et la machine à contrôler, trier et enfermer dont les tentacules se déploient à tous les coins de rue, qui fera le lien ?

Il est plus que temps de raser à la source ce monde d’exploitation, de guerres et de frontières. Liberté pour toutes et tous, avec ou sans papiers, comme on disait il y a quelques années déjà…

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