Rien ne semble échapper à la reproduction sociale, rien ne semble être en mesure de s’opposer à l’éternel retour de la plus mortelle des habitudes : le pouvoir. Des grèves sauvages qui s’arrêtent après la concession de quelques miettes, des protestations populaires auxquelles manque seulement la satisfaction de leur revendication sereine pour devenir des consensus de masse, l’abstention politique qui se précipite dans les urnes à l’appel de nouveaux politiciens, des révolutions sociales triomphantes lorsqu’elles obtiennent un changement de la garde… « Fallait-il que la routine eût de longues dents pour que nous en soyons là aujourd’hui ! » disait un vieux surréaliste.
C’est comme si toute révolte contre l’insupportable condition humaine était déchiquetée par les longues dents du vieux monde, comme si toute sa rage et son énergie étaient happées dans l’orbite institutionnelle. Cela confirmerait presque les tristes observations d’un célèbre anthropologue libertaire français, selon lequel au cours de l’histoire le passage de la liberté à l’autorité s’est toujours effectué à sens unique, sans exception. Il n’y a pas d’alternances possibles ni de retours en arrière. Une fois établi, l’État est destiné à durer pour l’éternité. Ainsi, la seule tâche de la révolte serait de stimuler le réformisme, ouvrant la voie au gouvernement du moindre mal.
Il va de soi que ceux qui ne sont pas disposés à accepter cette résignation érudite ne peuvent que s’interroger sur la manière de briser ce cercle vicieux, sur comment interrompre cette malencontre dont parlait l’anthropologue. Une question énorme, peut-être insoluble, composée d’innombrables facettes. A notre avis, un des éléments à prendre en compte est l’absence de… de notre… franchement, nous ne savons pas quelle est la meilleure définition. Quelqu’un pourrait peut-être le définir comme l’esprit du temps, entendu comme une tendance culturelle répandue à une époque donnée. Quelqu’un d’autre appellerait probablement cela un imaginaire collectif, ensemble de symboles, d’images et d’idées qui forment le substrat de la vie mentale. Mais nous, qui n’apprécions pas du tout la foi implicite dans ces deux définitions, préférons grandement soutenir la nécessité d’un monde qui nous soit propre, dans le sens d’un univers mental autonome. Nous sommes persuadés que les moments de rupture avec l’ordre dominant ne réussissent pas à durer, non seulement à cause de toutes les difficultés opérationnelles qui surgissent dans de telles circonstances, mais aussi parce que –dans la tête, dans la bouche, dans le cœur et dans les tripes des insurgés– n’existe que le monde de l’État, le seul dont tous aient eu une expérience directe, concrète, quotidienne. Un monde qui, excepté pendant la brève période d’impétuosité de la révolte, revient tôt ou tard.
L’autorité et l’obéissance ont évidemment modelé l’esprit du temps et colonisé l’imaginaire collectif. Ils représentent les pôles magnétiques de ce qu’on appelle généralement la culture, réussissant à bannir tout doute sur le fait que ce monde –c’est-à-dire celui où nous vivons, celui où nous sommes contraints de vivre– est le seul possible. Nous devons y croire, point final. Ce résultat n’a rien de naturel, il n’a été obtenu que récemment au terme d’un long processus de domestication sociale. A la différence d’un passé troublé par des hérésies, des utopies et des classes dangereuses, aujourd’hui aucune jungle luxuriante en marge de l’ordre civil ne le menace. A la limite, il reste un désert. Comme si en dehors de l’État et de sa vie au garde-à-vous ne pouvait pas exister tout autre chose, mais seulement rien d’autre. Le rien le plus désolant. Et comme personne n’aime vivre dans le désert, excepté peut-être quelque ermite plus ou moins digne ou plus ou moins rancunier, il va de soi que ce monde de parlements et de banques, d’usines et de bureaux, de tribunaux et de prisons, de supermarchés et d’autoroutes… a fini par devenir le seul monde et l’unique modèle à disposition de l’être humain. Tant matériellement qu’idéalement, il est perçu comme un point de référence impératif et totalisant, susceptible au mieux d’une configuration différente de ses éléments déjà présents. Si les barricades cessent de servir d’exutoire pour se transformer en tremplin vers un siège électoral, si les insurgés se retrouvent à réclamer des marchandises sans logo, de grands travaux utiles à la collectivité, le respect des droits et ainsi de suite, nous pensons que cela est en grande partie lié à un manque d’imagination.
Évidemment, ce n’est pas du tout un problème pour ceux qui pensent que l’autorité est en mesure d’accorder et de garantir la liberté (oh, trois fois rien, cela ne concerne que la quasi-totalité de l’espèce humaine). Pour ceux-là, –au-delà du fait qu’ils donnent ou suivent des ordres–, le vrai problème est de trouver la configuration appropriée. Non, ce problème ne peut être ressenti et soulevé, discuté et affronté, que par ceux qui pensent que tout État, tout gouvernement, toute autorité sont mortels pour la liberté humaine. En d’autres termes, il n’y a que les anarchistes, avec ou sans étiquette AOP, qui peuvent et doivent s’en (pré)occuper. Mais cela n’intéresse pas beaucoup d’entre eux. Ils considèrent que c’est un faux problème, une perte de temps. Inutile de tourmenter les jours déjà peu enthousiasmants que nous devons passer sur cette terre en se posant des casse-tête insolubles, surtout quand on peut s’en remettre à la commodité du déterminisme ou à l’auto-suffisance du nihilisme.
Qu’est-ce qui crée des mondes ? Le langage. Les mots forment des idées et des concepts qui ne s’appliquent pas sur la réalité des faits, mais qui la construisent. La réalité actuelle est construite par la langue de bois du pouvoir, qui ne fait exister que ce qui rentre dans les règles de sa grammaire. En un certain sens, on peut donc dire que la réalité n’est pas seulement donnée par les objets solides qui se touchent, par des faits concrets qui se produisent, mais également par les noms et les symboles qui les définissent et contribuent à déterminer les rapports sociaux. La réalité est aussi langage. Cela ne signifie pas qu’elle soit complètement univoque, car elle reste composée d’interprétations multiples et diverses, dépendant des différents dictionnaires. Cela signifie seulement que l’existant est substantiellement donné par ce que le pouvoir permet de penser et donc de nommer, de nommer et donc de penser ; tout le reste, ce qui est sans nom et sans concept en mesure de le définir, c’est comme s’il n’existait pas. Si organisation sociale est synonyme d’État pour la très grande majorité des personnes, un peu comme activité humaine est synonyme de travail, c’est parce que le dictionnaire autoritaire remplit toute leur bouche, envahit tout leur cerveau.
Malgré les apparences, cela n’a pas grand chose à voir avec les grandes théories, encore moins avec les slogans et les phrases toutes faites. Ce qui est défini comme imaginaire collectif par exemple, se propage d’esprit en esprit non pas à travers la lecture de puissants essais ou l’écoute de doctes conférences, mais plutôt à travers les bavardages de bars, les transmissions télévisées et celles sur internet. Les mutations de climat mental et moral ne se manifestent pas tant dans les discours politiques que dans les blagues de rue ; non pas tant dans les éditos des médias que dans les dialogues des feuilletons et des séries. C’est une interaction complexe de forces qui pousse l’être humain vers une forme de culture qui aime se faire appeler Savoir ou Intelligence Collective quant il ne s’agit rien d’autre que d’une forme de pensée unique. Et la contribution principale de cette culture de masse est la participation au présent du monde. Non pas le fait de le défier, de le remettre en question, mais de le faire accepter.
Pour subvertir le monde du pouvoir, il est donc également nécessaire de subvertir son langage. De déminer notre langue des mots qui travaillent, des concepts qui obéissent, des symboles qui filent droit. D’abandonner ses lieux communs. De dégager l’État de nos veines comme de nos rêves. Le dégager aussi de notre histoire, non pas pour le remplacer par l’ignorance, mais par une autre connaissance. Si c’est uniquement la geste des rois et des papes, des princes et des empereurs qui est enseignée à l’école, c’est parce que l’Histoire doit être identifiée avec celle de la domination. Maîtres et serviteurs sont élevés au rang de modèles de référence, tandis qu’aux hors-la-loi n’est réservée qu’une mention fugace, quand ce n’est pas l’oubli le plus total. Ils sont insignifiants et négligeables.
Comment réussir à se débarrasser de l’héritage autoritaire ? Voici la difficulté. L’univers autoritaire nous a été transmis et nous réunit tous. Nous sommes nés et nous avons grandi dedans. S’en libérer ne nous condamnera-t-il pas à la solitude et à l’isolement ? Et puis, par quoi le remplacer ? L’univers est rempli de planètes et d’étoiles. Pour trouver d’autres sources de lumière que celles qui éclairent notre existence, nous devons nous armer de patience, de curiosité, et nous mettre à fouiller dans les rebuts de la pensée et de l’histoire, là où gisent des constellations ignorées à cause de leur irrégularité.
Tout le monde sait qui étaient Louis XVI ou Robespierre, presque personne qui était Varlet ; tout le monde sait qui étaient Marx ou Hegel, presque personne qui était Stirner (vous dites qu’il est aussi connu ? Ok, disons alors Bahnsen) ; tout le monde sait qui étaient D’Annunzio ou Marinetti, presque personne qui était Flores. Exactement comme tout le monde sait qui étaient Voltaire ou Rousseau, mais presque personne qui était La Boétie ; comme tout le monde sait qui étaient Freud ou Jung, mais presque personne qui était Gross ; comme tout le monde sait qui étaient Tchekhov ou Dostoïevski, mais presque personne qui était Kroutchenykh. Les étoiles que nous connaissons et qui illuminent nos pas sont seulement celles –bon gré mal gré– qu’on nous a permis de connaître. Mais il en existe beaucoup d’autres, restées dans l’ombre parce que jugées dérangeantes, car elles pourraient nous faire dévier de route. Ne serait-il pas temps de commencer à offusquer les astres chers au pouvoir, en allumant les soleils noirs de la liberté ? Il est possible de le faire dans tous les domaines, sans exception, de l’histoire à la philosophie, de l’anthropologie à l’art, de la science à la littérature (en restant toutefois attentifs à maintenir leur charge subversive bien vivante, c’est-à-dire leur exemple d’un autre mode vie incompatible avec celui actuel, sans tous les passer – rebelles visionnaires et poètes violents, criminels romantiques et philosophes voyous – à la moulinette d’une récupération qui les recracherait sous forme d’innovations hybrides de l’ordre établi). C’est un grand ouvrage qui n’a besoin ni de maîtres ni d’élèves, mais seulement d’explorateurs passionnés, chacun pouvant choisir le terrain où faire fleurir des idées dangereuses, des images fantastiques, des symboles sacrilèges. Pour renverser la tradition, pour faire chavirer l’histoire, pour saper le présent.
Mais c’est un grand ouvrage qui demande engagement, effort, dévouement, mémoire. Les autoritaires sont légion, et ils ne manquent jamais d’explorateurs en uniforme. Ils ont les compétences, ils ont les moyens. Et ils n’ont pas honte de leur monde, eux. Ils le défendent, le font connaître, l’amplifient à travers d’innombrables initiatives, ayant à leur disposition un grand patrimoine dans lequel puiser. A gauche, ils n’ont aucun embarras à citer Marx, à prétendre « sanctionner les banques » ou à diffuser des concepts comme le matérialisme dialectique. Ils construisent leur monde. A droite, ils n’ont aucun scrupule à citer Evola, à prétendre « nationaliser les entreprises » ou à diffuser des concepts comme l’amour pour la patrie. Ils construisent leur monde.
Non, la honte, l’embarras, le scrupule règnent plutôt parmi les ennemis de l’État. Exception bizarre à la règle –une règle généralement perçue comme naturelle, pas artificielle–, ils se sentent pris en défaut, snobés, mis à l’index. Ils rougissent pour citer Bakounine, ils s’excusent de leur prétention à vouloir « détruire l’existant », ils sont intimidés pour diffuser des concepts comme celui de la liberté individuelle. Peu nombreux et sans moyens, que peuvent-ils faire ? Pallier au manque de quantité par un excès de qualité ? Mais non, chérir ses propres idées, en prendre soin, les alimenter, les défendre, les enrichir, ils n’y songent même pas. Trop fatiguant. Il est beaucoup plus facile de trouver une bonne raison pour ne pas créer son propre monde. Il est beaucoup plus facile de se joindre au choeur ; il est beaucoup plus facile de se taire.
C’est ainsi que cela fonctionne. Le déterminisme enseigne que l’histoire est mue par un mécanisme objectif qui va au-delà des intentions individuelles. Peu importe qui nous sommes et ce que nous faisons, le libre arbitre n’existe presque pas. Les faits arrivent par la force de nécessités supérieures, suivant leur propre ordre progressif. Cette conviction béate et béotienne rend toute idée exprimée, tout fait accompli, complètement relatif et indifférencié.
Au fil du temps, la vieille métaphore déterministe de la graine sous la neige a été remplacée par celle, beaucoup plus délétère, du fumier d’où naissent les fleurs. Dans le premier cas, la graine de la liberté donne ses fruits malgré l’hiver du pouvoir, dans le second cas, la floraison de la liberté se produit justement grâce au fumier du pouvoir. Ce signifie non seulement qu’une chose en entraîne une autre, mais surtout que d’une chose autoritaire naît une chose libertaire. Dans le sillage des pontifes du socialisme scientifique, idiots jusqu’à jurer que c’est le développement du capitalisme qui rend possible le communisme, même les anarchistes se sont employés à courtiser le monde autoritaire, en faisant passer cela pour un habile détournement. En un certain sens, il s’agit d’une tare historique. A la fin du XIXe siècle, beaucoup d’entre eux reprenaient mot pour mot une grande partie des idées de Marx, en pensant qu’il suffisait d’en changer les conclusions pour les rendre digestes. N’est-ce pas un anarchiste, Emilio Covelli, qui fut en Italie le premier à citer le philosophe de Trêves ? Et n’est-ce pas aussi un anarchiste, Carlo Cafiero, qui fut dans ce pays le premier à en divulguer la pensée à travers son Abrégé du Capital ? Et au cours de la révolution la plus anarchiste du XXe siècle, celle d’Espagne, des anarchistes ne sont-ils pas entrés au gouvernement ? Comme s’il suffisait d’être muni de bonnes intentions pour faire basculer l’autorité vers l’anarchie, en théorie comme en pratique.
Aujourd’hui, pas grand chose n’a changé. Indisponibles, par paresse, par inaptitude ou afin de cultiver des rapports rentables, à créer un monde qui soit le leur (avec leur propre langage, leurs valeurs, leurs concepts), mais conscients de la nécessité d’en posséder un, de nombreux anarchistes s’activent pour écouler celui des autres. Parce que quand ils doivent prendre la parole rien ne leur vient en tête –et comment pourrait-il en être autrement ?–, dans leurs initiatives publiques ne vient jamais à manquer la présence d’un intellectuel marxiste « lucide » ou d’un expert universitaire « honnête » appelé à porter un peu de lumière dans la caboche embrouillée de leurs auditeurs. A titre d’exemple récent parmi une foultitude d’autres, on a pu voir lors d’une série d’initiatives antimilitaristes anarchistes sur la Grande Guerre, l’exhumation d’un livre écrit par un conseiller municipal socialiste, alors professeur de Gramsci, publié en 1921 par le Parti communiste d’Italie (Pcd’I). Excellente proposition. Sur un tel sujet, il aurait en effet été hors de propos de dépoussiérer le livre de Galleani Contre la guerre, contre la paix, pour la révolution sociale ! En outre, quand on ne veut pas avoir l’air trop idéologique, il est plus avantageux et éducatif d’arroser l’idéologie des voisins qui est notoirement toujours plus verte.
Dans les années 50, cependant, de nombreux anarchistes ne voulaient pas ressembler à des censeurs. A l’époque, certains provocateurs individualistes firent remarquer l’absurdité que les premiers avaient créé : lorsqu’un anarchiste demandait la parole au cours d’une initiative organisée par les autoritaires, elle leur était régulièrement refusée. Lorsque c’était un autoritaire qui demandait la parole au cours d’initiatives organisées par des anarchistes, elle leur était non seulement accordée mais en plus –afin de leur jeter au visage la supériorité de l’éthique libertaire– elle leur était laissée à volonté. Bien entendu, la courtoisie n’était jamais réciproque, bien entendu la courtoisie était sans cesse renouvelée, et évidemment le résultat fut que chez les autoritaires on parlait toujours en faveur du pouvoir prolétarien, et que chez les anarchistes on en parlait souvent. Eh bien, quand seul l’horizon institutionnel existe, d’où pourraient bien surgir les théories et les pratiques anti-autoritaires ? Des référendums et des pétitions ? Ah oui, c’est du fumier que naissent les fleurs…
Enfin, quant à ceux qui n’ont l’intention ni de servir de mégaphone aux autoritaires ni de se doter d’une perspective autonome, il reste toujours la possibilité de se jeter dans les bras d’un certain nihilisme. Il n’existe que ce monde, et ce monde est tellement à vomir que mieux vaut le rien. Dans ce monde n’existent que nous –nous, ceux qui sont comme nous, ceux qui sont d’accord avec nous–, tous les autres s’en foutent. Fin du discours, tout le reste n’est que du bla bla. Dans ce cas, quel sens cela a-t-il de construire un autre univers mental opposé à celui de l’État ? Pour les soi-disant nihilistes, tendre le miroir de Narcisse est bien suffisant. En effet, grâce à l’absolutisme du rien, tout effort devient non seulement vain, mais qua si suspect, presque réactionnaire. Il ne faut donc pas seulement l’éviter parce que peu conforme à sa propre attitude, mais il faut également le critiquer en tant que quelque chose de nuisible. Approfondir les connaissances théoriques dans toutes les branches ? Jamais, ce serait une forme d’intellectualisme ! Diffuser le plus possible les idées anarchistes ? Jamais, ce serait faire du prosélytisme ! Dépurer le langage de ses mots d’ordre ? Jamais, ce serait de la pédanterie ! Soigner la forme de ses propres expressions ? Jamais, ce serait tomber dans l’esthétisme ! Rappeler l’histoire des révoltes et des révolutions passées ? Jamais, ce serait jouer aux petits professeurs ! Entreprendre des luttes sociales ? Jamais, ce serait rechercher le consensus politique ! S’engager de manière continue contre des objectifs précis ? Jamais, ce serait lancer des campagnes activistes !… C’est un petit jeu amusant, il marche toujours et peut durer à l’infini… Se laver et changer de vêtements ? Jamais, ce serait un vice bourgeois ! Vivre dans de belles maisons ? Jamais, ce serait céder au luxe ! Manger de la nourriture exquise ? Jamais, ce serait jouir d’un privilège !
Une grande et belle logique, qui mène tout droit à l’apologie de l’ignorance. Ne croire en rien est en effet un parfait préambule pour ne rien dire, ne rien connaître, ne rien penser, ne rien rêver. Quant au faire, en fiers anarchistes, on peut de temps en temps prendre la liberté de quelque acte destructif (à déployer haut et fort pour montrer qu’on est vivants). Tout cela est digne et cohérent, si on veut. Mais c’est surtout maussade et ennuyeux. Comme le désert, justement.
En ce qui nous concerne, le seul rien à aimer est le rien créateur, c’est la table rase qui permet autre chose. Et cet autre chose devient risible si il se contente d’être un paillasson au milieu de la merde, ou un buisson au milieu du sable. Ce n’est quand même pas cela le monde sans État, sans autorité, sans argent, qui grandit dans nos coeurs ?
Nous voulons plus, beaucoup plus.
« L’homme ne peut construire à l’extérieur de soi que ce qu’il a avant tout conçu en son sein », mettait en garde un homme d’étude. Pour construire un monde sans autorité, il faut d’abord le concevoir. Pas le programmer, le schématiser ou le mesurer. Non, seulement le concevoir, dans ses deux significations : le penser et le féconder. Mais pour concevoir un monde qui ne soit pas le simple reflet de celui qui nous entoure, la connaissance doit pouvoir s’élancer de manière effrénée à l’assaut des arsenaux de la mémoire et de l’imagination pour les piller. La découverte des transgressions du passé offre des élans et des suggestions indispensables pour réussir à imaginer et faire imaginer une vie sans rapports de pouvoir dans le futur. Et vice versa. Les expériences du passé et les possibilités du futur prennent alors rendez-vous sur le champ de bataille du présent. Et c’est là que le mythe et l’utopie se rencontrent.
Bien que les deux se déplacent sur le fil de l’imagination, mythe et utopie se situent sur des versants diamétralement opposés. Le mythe est un regard tourné vers l’arrière, il fait référence à un bonheur perdu, c’est une narration de faits jamais advenus dont la fonction est d’inventer un passé légendaire afin de justifier au présent les éléments fondamentaux d’un groupe (souvent autrement intenables). L’utopie est un regard tourné vers l’avant, elle entrevoit un bonheur potentiel, c’est un lieu qui n’existe pas dont la fonction est d’évoquer un futur passionnant afin d’affirmer pour aujourd’hui les théories et les pratiques qui en découlent (souvent autrement intenables). Bien qu’il puisse paraître vraisemblable, le mythe a conscience de patauger dans la fiction. A l’inverse, bien qu’elle puisse sembler invraisemblable, l’utopie est déterminée à se tremper dans la vérité. Le mythe comme l’utopie peuvent être appréciés ou critiqués. Le premier pour son charme ou pour son artifice, la seconde pour son innovation ou pour son illusion.
Bien qu’ils naissent tous deux comme négation (de la médiocrité) du présent, aussi bien le mythe que l’utopie ne s’en extraient jamais entièrement. Le mythe offre des récits du passé qui permettent de comprendre le monde ici et maintenant ; il est « révélation sans cesse renouvelée d’une réalité dont l’être est pénétré au point de conformer à elle son comportement » (Leenhardt). L’utopie décrit un monde futur qui sollicite l’action ici et maintenant ; elle est « orientation qui transcende la réalité et qui en même temps rompt les liens de l’ordre existant » (Mannheim).
Là où l’histoire n’y arrive pas naît le mythe, cela n’a pas de sens de le critiquer sur ce point. Mais la beauté et la force des mythes ne doit pas pour autant faire tomber dans la tentation de les créer et de les utiliser à des fins politiques. Parce que ce n’est pas un hasard si le mythe a souvent été utilisé par des forces réactionnaires, tandis que l’utopie a pris pied dans celles des révolutionnaires. En tant que stimulateurs de l’imagination avec un effet actif, leur manière d’intervenir sur l’histoire est en effet complètement différente. La caractéristique du mythe est qu’il ne repose que sur le sentiment, en opposé à la raison, et qu’en ce sens il constitue un puissant moyen de contrôle social. Parce qu’il est transmis par la tradition, parce qu’il opère par suggestion, il est au-delà de la critique et de la discussion. Un mythe on le subit, exactement comme pour la religion. Voilà pourquoi il correspond si bien aux exigences totalitaires.
C’est ce que Sorel ne comprenait pas, par exemple, lui qui défendait à des fins révolutionnaires le mythe contre l’utopie. A ses yeux, la puissance incontestable du mythe constituait un raccourci parfait pour accélérer la transformation sociale, sans lui faire perdre de temps avec des théories entièrement à démontrer. En tant que projet, l’utopie peut être soupesée, critiquée, modifiée et réfutée, alors qu’on ne peut rejeter le mythe, vu qu’il s’agit de l’obscure volonté des masses («c’est l’ensemble du mythe qui compte … il est donc inutile de raisonner»). Il définissait le mythe politique comme « une organisation d’images capables d’évoquer instinctivement tous les sentiments qui correspondent aux diverses manifestations de la guerre engagée par le socialisme contre la société moderne ». Les mythes « ne sont pas des descriptions de choses » vraies, mais « des expressions de volontés » d’un groupe « se préparant à entrer dans une lutte décisive ». Ils n’ont rien à voir avec la vérité des pensées, seulement avec la force des instincts.
Ces mots, écrits en 1906, ne parvinrent pas à déclencher la grève générale, étincelle de la révolution sociale. En échange, ils seront plutôt bien mis en pratique par les régimes totalitaires. Parce que le sentiment, lorsqu’il est détaché de toute conscience et laissé en proie aux seuls instincts, devient facilement manipulable. Comme l’observait Jung : « Il n’y a pas lieu de plaisanter avec l’esprit du temps, car il constitue une religion, mieux encore une confession ou un credo dont l’irrationalité ne laisse rien à désirer ; il a en outre la qualité fâcheuse de vouloir passer pour le critère suprême de toute vérité et la prétention de détenir le privilège du bon sens. L’esprit du temps échappe aux catégories de la raison humaine. C’est un « penchant », une inclination sentimentale, qui, pour des motifs inconscients, agit avec une souveraine force de suggestion sur tous les esprits faibles et les entraine ».
Lorsque Mussolini se vantait : « nous avons créé notre mythe. Le mythe est une foi, une passion. Il n’est pas tenu d’être une réalité mais il l’est au sens où il est un stimulant, où il est espoir, foi et courage » ; lorsque Goebbels précisait : « nous ne parlons pas pour dire quelque chose, mais pour obtenir un certain effet » ; lorsque les fascistes exaltaient la politique comme « audace, comme tentative, comme entreprise, comme insatisfaction de la réalité, comme aventure, comme célébration du rite de l’action » ; tous s’adressaient à ceux qui étaient prêts à bondir suite à ces discours, parce que réfractaires à agir suite à l’aiguillon de la réflexion. Ils s’adressaient à la masse, au peuple, à la communauté : à une main d’œuvre abrutie.
Comme beaucoup l’ont fait remarquer, c’est précisément lorsque la soi-disant crise sociale est forte (et que les ennemis sont à la porte) que le mythe politique devient prédominant sur la rationalité. Et quelle raison, quelle conscience peuvent exister aujourd’hui, à une époque de perte du langage et d’érosion du sens, de bouleversements économiques et d’exodes massifs ? Sans même prendre en compte l’indigence matérielle et intellectuelle, ou le développement technologique frénétique, avec sa rapidité et son omniprésence, qui empêche l’individu d’intérioriser et d’élaborer sa propre vision du monde, en ne lui permettant pas un choix critique indépendant et en le faisant succomber à l’hypertrophie d’une réalité environnante devenue de trop.
C’est pour cela que le récit mythopoïétique a remplacé aujourd’hui l’ancien déterminisme. Tous deux soulagent certes l’individu de la lourde tâche de connaître et de réfléchir, pour le laisser en proie à l’impératif d’un destin qui le dépasse, mais la mythopoïèse moderne a fait un saut terrifiant par rapport à celle de l’antiquité grecque. Elle ne se contente plus d’inventer des légendes sur le passé lointain, là où il est impossible d’établir une vérité historique. Non, elle transforme même les faits les plus récents en mythe, faisant ainsi de la fiction une vertu et de la vérité un vice. Depuis la scène du pouvoir, on est par exemple venu nous raconter que Sacco et Vanzetti n’avaient pas été envoyés à la chaise électrique à cause de leurs idées anarchistes, mais plutôt à cause de leurs origines italiennes. De cette manière, c’est la fierté nationale qui est stimulée, le patriotisme, et certainement pas l’hostilité contre l’État. De la même manière, des latrines du mouvement, on est par exemple venu nous raconter, que dans les années 70 il n’était pas question d’organisations politico-militaires composées de militants marxistes-léninistes, mais qu’il s’agissait plutôt de bandes de joyeux aventuriers. De cette manière, c’est l’admiration pour ceux qui ont des ambitions autoritaires qui est suscitée, et certainement pas le mépris ou la distance.
Mais en quoi le récit mythologique se différencie-t-il du révisionnisme historiographique? Ce dernier n’est-il pas une « narration historique à même de devenir un moment de suggestion ou de coagulation, d’élan ou de résultat, pour une lecture et une vision du passé facilement utilisable sur le terrain politique ou en tout cas dans l’arène publique » ? Si on justifie le recours à la falsification, alors pourquoi se scandaliser du récit fasciste sur le massacre des Foibe, à la frontière entre l’Italie, la Croatie et la Slovénie ? Evidemment pas parce que leur récit est essentiellement faux, mais uniquement parce que l’usage stratégique du mensonge est ici mis au service de l’extrême droite plutôt que de l’extrême gauche.
Bien sûr, il est impossible de nier qu’un aspect mythologique est presque inévitable dans toute reconstitution du passé, aussi rigoureuse et précise soit-elle. La mémoire, comme la recherche historique, sont toujours partisanes, exercées par des individus en chair et en os avec leurs passions et leurs convictions. Elles sont donc sélectives et ont tendance à corriger les faits, à s’attarder sur les mérites qui leur tiennent le plus à coeur et à liquider les démérites qui causent le plus d’embarras, grossissant les premiers et diminuant les derniers. Mais si de légères exagérations, en excès comme en défaut, peuvent être compréhensibles et justifiables, ce n’est pas pour autant que leur prolifération est à apprécier et à théoriser.
Lire les nombreux textes autobiographiques de ceux qui ont combattu sur les barricades peut être exaltant, personne ne le nie. Mais les quelques livres qui ont essayé d’examiner les erreurs commises pendant les révolutions sont beaucoup plus instructifs. Les mémoires émouvants de communards ont connu beaucoup plus de traductions et de réimpressions que le « manuel pratique des erreurs » rédigé par Jules Andrieu (délégué à la Commission des Services publics pendant la Commune de Paris, et ami de Varlin comme de Verlaine) afin d’aider à comprendre ce qui s’était passé. Le mythe de la Commune ne perpétue pas seulement l’enthousiasme, mais aussi ses limites. Comme préambule à une future révolte insurrectionnelle, on a besoin de bien d’autre chose ; non pas de suggestion, mais de réflexion. C’est-à-dire d’une Commune sans mythe.
De la même manière, la lecture d’un livre comme celui de Vernon Richards sur les enseignements de la révolution espagnole est en un certain sens plus nécessaire que celui des diverses biographies d’anarchistes pistoleros et dynamiteurs. En 1956, vingtième anniversaire de la révolution espagnole et année de l’insurrection hongroise, Louis Mercier recommandait d’éviter « les récits qui transfigurent le passé et fournissent un alibi à notre fatigue présente. Quand il ne demeure qu’images d’Epi nal, la trahison de ceux qui survécurent est acquise ». Dans son refus de la légende, il affirmait que « la première tâche nécessaire à notre équilibre est de réexaminer la guerre civile sur pièces et sur faits et non d’en cultiver la nostalgie par nos exaltations. Tâche qui n’a jamais été menée avec conscience et courage, car elle eût abouti à mettre à nu non seulement les faiblesses et les trahisons des autres, mais aussi nos illusions et nos manquements, à nous, libertaires ».
Aujourd’hui, les récits légendaires n’infestent pas seulement ce qui s’est passé il y a un siècle ou quarante ans, mais également ce qui s’est passé hier ou avant-hier. La fantaisie au service des mensonges, en guise de baume pour la banalité contemporaine, et son cortège d’illusions et de manquements. Nier la réalité des faits en l’engloutissant dans une foi confortable et flexible qui n’admet pas de discussions, mais seulement des prières quotidiennes. Qui profite de tout cela ?
Des leaders démocratiques (qui en même temps peuvent n’avoir jamais été élus) jusqu’aux petits leaders révolutionnaires (qui en même temps peuvent être des indicateurs de police [comme certains du mouvement No Tav]), en passant par leurs supporters et porte-serviette respectifs, il existe toute une foule d’ânes qui ont besoin de (se la)raconter et d’éviter toute critique. Il suffit de promouvoir des lois pour piailler que la reprise est là (et à bas des « oiseaux de mauvaise augure ») ; il suffit d’organiser des initiatives pour communiquer que la lutte est là (et à bas les « hypercritiques »). C’est comme cela qu’une succession de bassesses et d’ambiguïté, d’intrigues et d’aberrations, de vanités et d’hypocrisies peuvent apparaître comme une ligne fabuleuse à suivre.
Un défi à la misère du présent, plutôt que son édulcoration affabulatrice. Une pensée pour soulever les faibles et menacer les puissants, plutôt qu’une suggestion pour entraîner les premiers et remplacer les seconds. L’utopie est l’exact opposé du mythe. Elle formule un projet, elle est l’expression d’une volonté consciente et réfléchie, elle se met à l’épreuve des faits, elle se soumet à la critique et au débat. Elle ne mystifie pas la vérité, elle la cherche. L’ivresse de sa séduction accompagne la validité de sa raison, elle ne s’y substitue pas.
Une fois créée dans son propre esprit, l’utopie commence à examiner les pensées et les actions. Elle devient éthique. Elle ne se contente pas du confort de la vraisemblance, elle exige la tension de la conscience. Parce que l’utopie ne tombe pas du ciel ou ne jaillit pas de la terre, déjà toute faite. Ce n’est pas le destin inévitable qui nous attend. On la construit. Pour la réaliser dans l’histoire, il faut l’incarner dans sa propre vie. On n’arrive pas à l’utopie à travers le réalisme, on n’arrive pas à la liberté à travers l’autorité. Avec un mythe bâti de mots et diffusé à travers la presse et la radio, une poignée d’ingénieurs des âmes a fait marcher au pas de l’oie les populations de la moitié de l’Europe. Aujourd’hui, avec un mythe constitué principalement d’images diffusées par la presse, la télévision et internet, des bataillons d’ingénieurs de l’âme pourraient faire faire la danse de la vermine à l’humanité toute entière. Contre le mythe, l’utopie a besoin que tous soient conscients. Conscients des fins à atteindre ainsi que des moyens à utiliser – de la musique des idéaux comme des marteaux matériels. Tout cela, en plus de ne pas être réaliste, n’est certainement pas actuel. Mais l’actualité est quelque chose que seul le public suit. En dehors du public, on la crée.