Mais les anarchistes ne votent pas ?

Résultat de recherche d'images pour "drapeau noir"Se dire anarchiste veut dire beaucoup, mais cela peut aussi ne rien vouloir dire. Dans un monde de piètres identitées, quand tout semble s’estomper dans le brouillard de l’incertitude, se considérer anarchiste peut être une façon comme une autre de suivre un drapeau, rien de plus.
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Mais parfois l’anarchisme est une étiquette inconfortable. Il peut te mettre des questions dans la tête, auxquelles il n’est pas facile de répondre. Il peut te faire remarquer les étranges contradictions de ta vie : le travail, le rôle que la société t’a imposé, le statut auquel toi-même tu participes, la carrière à laquelle tu n’arrives pas à renoncer, la famille, les amis, les enfants, la fin du mois et la paye, la voiture et la maison dont tu es propriétaire. Hélas, fixer une distance entre ces attributs et ses idées fondamentales, entre ce que nous sommes et l’être anarchiste, ressemble beaucoup à cette lutte entre l’être et le devoir-être qui faisait sourire Hegel : le devoir-fini toujours par succomber.

Ainsi, nous sommes anarchistes parce que nous lisons les journaux anarchistes, parce que nous considérons la pensée et l’histoire anarchiste comme notre pensée et notre histoire. Nous sommes anarchistes parce que nous nous abritons dans le mouvement, à l’abri des intempéries de la vie, parce que nous le considérons comme notre maison rassurante, parce que nous aimons voir les visages des compagnons, écouter leurs petites histoires domestiques et leur raconter nos petites histoires domestiques, le tout à répéter à l’infini – et ainsi de suite.

Si quelqu’un pose des problèmes, pas tellement avec sa langue plus ou moins acérée, mais avec les choses qu’il fait, en mettant en danger cette position rassurante, cette sensation de protection, de se sentir comme chez soi, alors nous le rappelons à l’ordre, en lui listant au grand complet les principes de l’anarchisme, auxquels nous restons fidèles. Et, parmi ceux-ci, il y a celui de ne pas aller voter. Les anarchistes ne votent pas, sinon quels genre d’anarchistes seraient-ils !

Pas une grimace. Et pourtant, notamment ces derniers temps, des objections ont été avancées , des perplexités.

Quelle sens y-a-t-il dans le fait de ne pas aller voter ? Il y a un sens, ont-ils répondu en chœur, spécialement parmi les plus anciens. Parce que voter c’est déléguer et les anarchistes sont pour la lutte directe. Joli, dirais-je, très joli.

Mais quand cette lutte consiste seulement dans le fait de témoigner de ses principes (donc également son abstentionnisme), et rien de plus, voir même quand cela consiste dans le fait de se retirer en étant mal à l’aise quand quelques compagnons décident d’attaquer les hommes et les réalisations du pouvoir, ou bien consiste dans le fait de rester silencieux face aux actions des autres, quand c’est cela la lutte, eh bien, alors autant aller voter.

Pour qui considère l’anarchisme comme la tranquille gymnastique de ses propres opinions et de ceux des autres sur un monde qui n’existe pas – et n’existera jamais – tandis que pour eux les jours se suivent l’un après l’autre dans la grisaille monotone des matins tous identiques, des gestes tous identiques, des travaux, affects, hobbies et vacances tous identiques, pour ces derniers, quel sens y-a-t-il à s’abstenir, si ce n’est de réaffirmer, à peu de frais et suffisamment de clarté, leur identité anarchiste ? Cependant, à bien y regarder, si son anarchisme est seulement cette enseigne poussiéreuse et ridicule, dans un terrain de certitudes monotones et escomptées, il vaut mieux se décider à aller voter. Leur abstention ne signifie rien.

Il pourra sans problème voter aux présidentielles, et aussi aux élections locales. À bien y réfléchir, il pourra ainsi choisir de défendre une moindre démocratie qui, à bien y regarder, est toujours mieux qu’une dictature qui remplirait les stades et les camps de concentration, dans l’attente de dresser des listes de proscription. Les tanks dans les rues (signal mythique du pouvoir zélé qui se propage de façon indiscriminée, quand tu finis à l’échafaud pour un simple mot, pour un symbole mal compris de la part d’obtus exécuteurs d’ordre en uniforme) sont des histoires dangereuses, mieux vaut les discussions pathétiques, et au fond remises en question, de n’importe quel clown en veste démocratique. On ne rigole pas avec certaines choses, mieux vaut courir voter, spécialement dans une période dans laquelle des millions de personnes ne semblent pas comprendre la valeur des élections. L’abstention à des millions n’a plus de sens anarchiste, on risque d’être confondu avec la masse inculte qui n’est même pas capable de tracer une croix sur du papier ou qui s’amuse à peu de frais en gribouillant des phrases obscènes sur le bulletin.

Après, il y a les compagnons qui soutiennent des positions proches du municipalisme libertaire et du syndicalisme révolutionnaire de base. Ceux-ci, selon moi, toujours, ne devraient pas courir derrière les fantaisies de l’abstentionnisme. Leur objectif devrait être, au moins, la participation massive et significative aux élections locales, de manière à donner à leurs représentants les instruments adaptés pour gouverner la chose publique en périphérie. Peut-être que les anarchosyndicalistes (mais y en a-il encore ?) pourraient même aller voter aux présidentielles, mais cela devrait être une décision prise mûrement réfléchie, même si, personnellement, je la considère comme un choix tout à fait cohérent avec leurs idées de lutte syndicale.

Il reste de nombreux autres anarchistes. Il reste ceux pour lesquels leur anarchisme est un choix de vie, pas une conception à opposer, dans un tragique et insoluble oxymore, aux mille problèmes d’apparence que la société codifie et impose.

Pour ces compagnons, l’abstention est seulement une des nombreuses occasions de dire « non ». Leur action anarchiste se réalise dans bien d’autres faits et ce sont justement ces faits qui donnent une lumière et une signification différente à cette façon de dire « non ».

A. B. Bonanno

 

Depuis Canenero, hebdomadaire anarchiste n°29, juin 1995