Kate Austin – La Question des sexes

Note. Ce texte a été écrit à Paris en 1900, certaines expressions et analyses peuvent donc paraitre désuets et/ou à remettre dans le contexte de l’époque. Les termes hommes et femmes ont été laissés tel que dans le texte avec toutes les limites et contraintes que ces définitions imposent.

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Le progrès des idées modernes, s’étendant peu à peu sur tous les pays, s’infiltrant lentement dans les cerveaux capables de recevoir des impressions nouvelles, menace non seulement de détruire les fondements de tout gouvernement, mais encore de mettre fin aux vieux idéals comme aux conceptions ascétiques de l’antique moralité. Parmi ces dernières, la question sexuelle est une des principales dont l’humanité contemporaine cherche à trouver la solution. On commence à comprendre en effet que la liberté sexuelle fait partie de la liberté générale, que toute restriction de la liberté, en quelque domaine que ce soit, doit nécessairement avoir pour conséquence une forme quelconque de servitude et de dégradation.

La liberté en toutes choses, liberté de vivre et liberté d’aimer, tel doit être le mot d’ordre des anarchistes. La question sexuelle ne peut plus être passée sous silence, car dans la reconstruction d’une société libre, il ne peut rester aucune place pour un concept d’où la liberté serait bannie. Des camarades nous disent que lorsque les hommes seront économiquement affranchis, ils seront mis à même également de régler, en toute liberté, leurs relations sexuelles.

C’est là, une grave erreur ; il n’y a qu’à observer, en effet, ce qui se passe dans les classes riches, qui ne rencontrent aucun obstacle à la satisfaction de toutes leurs fantaisies, pour s’apercevoir aussitôt que la servitude sexuelle existe chez elles comme dans toutes les autres classes de la société. On n’arrivera à avoir une conception rationnelle de la moralité sexuelle qu’en employant le seul moyen qui nous fait aboutir à toutes nos autres conceptions : ce moyen, c’est l’étude, puis l’agitation et la propagande de l’idée nouvelle. C’est en agitant les questions, toutes les questions, que l’homme est amené à penser, à discuter, puis à agir. Sans agitation, le progrès, l’avancement des idées est impossible, car la masse du peuple est peu encline à abandonner de vieux us, de vieilles coutumes. Ce n’est que par la répétition constante, continuelle d’idées nouvelles que la masse (1) finit par adopter d’abord une attitude tolérante, qui se change à la longue seulement en une acceptation définitive et pratique. Nous n’avons qu’à faire un retour sur nous-mêmes, pour reconnaître immédiatement combien nous sommes redevables de ce que nous sommes aux « agitateurs », aux propagandistes. Si nous n’avions jamais entendu nous-mêmes « des voix criant dans le désert», des voix qui nous ont donné force, courage et espérance, combien d’entre nous seraient aujourd’hui dans les rangs avancés, dans l’avant-garde [sic] de la révolution? Bien peu, je le crains, (car ils sont rares et clairsemés) ceux qui ont le courage de déserter, par le seul effort de leur volonté propre, les sentiers battus par leurs aînés.

Il est donc de toute nécessité que nos amis propagent audacieusement le principe de la liberté sexuelle. L’institution sacro-sainte du mariage, défendue par un code de morale sexuelle qui déshonorerait même des barbares, est la forteresse la plus solide de l’État. Mariage et esclavage, c’est tout un ; les parties contractantes reçoivent de l’État un titre de possession de leurs corps, titre valable jusqu’à la mort des conjoints ou, de nos jours, jusqu’à son annihilation légale par suite de divorce. Tous les amants de l’intégrale liberté savent cela depuis longtemps ; et cependant lorsque des hommes et des femmes refusent de permettre à l’État d’intervenir par la loi dans le règlement de leurs affections naturelles, ils ne réussissent pas encore, par cet acte d’indépendance relative, à préserver de toute atteinte leur liberté personnelle. Pourquoi donc les « unions libres » – libres de toute ingérence de l’État et de l’Église – ne sont-elles souvent et autant que les autres, – que des unions serviles? Tout simplement parce que les hommes ne savent pas séparer l’idée de la possession de l’idée de l’amour; ils se figurent toujours qu’aimer implique le droit de posséder, même et surtout lorsque l’amour est réciproque. Pour exercer ce droit, on se fait toute espèce de promesses ; pour conserver cet amour, et  le préserver des soi-disant terribles résultats de la liberté, on met en œuvre tous les moyens. Quelle foise ! Lorsque partout autour de nous nous voyons les victimes d’une fausse moralité : d’un côté la débauche licite et la prostitution, d’un autre coté le besoin sexuel qui ne se peut satisfaire. Beaucoup, parmi les plus nobles et les meilleurs, meurent par degrés, peu à peu, pour n’avoir pas pu s’associer librement, naturellement, au gré de leur fantaisie momentanée. De peur d’être « immoraux », ils sacrifient un besoin naturel, une fonction normale de leur être, dont l’exercice est absolument nécessaire (2) à leur développement régulier, à leur bonheur et à leur santé.

Puisque cette morale artificielle est en contradiction avec les besoins de la nature humaine, puisque les entraves portées aux libres relations sexuelles sont la source de tant de misères et de tant de crimes de toute sorte, – misères et crimes qu’il est inutile d’énumérer parce que tous les connaissent, – il faut de toute nécessité que ceux qui ont au cœur l’amour de la liberté et le bien-être de leurs semblables déclarent la guerre, ouvertement, franchement, à ce méprisable code de moralité né dans les cerveaux atrophiés de religieux fanatiques qui vont jusqu’à mutiler leur propre corps pour échapper au prétendu « péché » du plaisir vénérien !

Et pourquoi du reste craindrions-nous d’être immoraux, au regard des règles de « moralité » qui prévalent aujourd’hui ? Il n’y a pas bien longtemps encore, il était immoral de mettre en doute le droit divin des rois ou la divine inspiration des Écritures. C’est aux propagandistes, aux héros du passé, persistant malgré les persécutions dans leurs doutes « immoraux » que nous sommes redevables de notre affranchissement de ces formes de servitude mentale. Les réformateurs d’aujourd’hui craindraient-ils d’étudier et de résoudre le problème des sexes, par peur des anathèmes des « moralistes » modernes? Il est vrai que le sujet est parfois difficile à traiter, par suite de l’idée que se font à son égard une foule de braves gens, pensant que tout ce qui a rapport aux fonctions sexuelles est de sa nature, vil et dégradant. Mais il est d’autant plus nécessaire, d’autant plus urgent de le discuter que cette idée fausse est encore plus ancrée dans les cerveaux. Si cette discussion peut choquer tout d’abord et contrarier les idées reçues, une réaction salutaire suivra bientôt cette première impression et amènera à cette conclusion qu’il n’est pas plus déplacé de s’occuper des fonctions des organes sexuels qu’il n’est insolite d’étudier les fonctions du cœur.

Tout esprit honnête sait que s’il est une institution qui, plus que toute autre, mérite d’être attaquée et ruinée, c’est celle du mariage; que s’il est une notion cruelle et barbare qui, plus que toute autre aussi, doit disparaître de l’esprit humain, c’est la conception moderne de la « moralité». Aussi longtemps que l’Église et l’État exerceront un contrôle, sous une forme quelconque et à quelque degré que ce soit, sur les désirs et les passions résultant de l’appétit sexuel, aussi longtemps aussi durera leur domination. Les gouvernements et les églises ne l’ignorent pas; aussi, ce qu’ils critiquent surtout dans la liberté absolue de l’amour, c’est que la réalisation pratique de cette conception conduirait à la destruction de la famille, et que tout ce qui tend à la dislocation de la vie de famille est une menace directe contre l’existence de l’État. Quand les ennemis de la liberté exposent ainsi la plus faible partie de leur armure, les anarchistes devraient au moins savoir par où ils ont à commencer leurs attaques.

Ceux qui redoutent que la liberté sexuelle ne détruise leur idéal monogamique, prouvent par cette crainte même que leur idéal est basé sur la servitude, et non sur les naturelles impulsions du cœur humain. Sinon, qu’ont-ils à redouter ? Est-ce que la liberté peut détruire une seule loi de l’univers ; peut-elle changer la loi de l’attraction et de la répulsion, existant partout dans la nature, dans les atomes les plus intimes jusque dans les formes les plus hautes, les plus accomplies, de la vie ? Si la liberté conduit au changement, à la variété, dans les relations des sexes, la preuve sera faite que la liberté est la base même des lois naturelles qui gouvernent les affections humaines.

Un anarchiste américain des plus éminents déclarait naguère que presque chaque homme et chaque femme sont, au fond de leur cœur, des partisans convaincus du changement, de la variété, dans les relations sexuelles. Quoi qu’il en soit, j’estime qu’il n’y a qu’un remède à opposer au mal social, au malaise contemporain: la liberté absolue dans l’amour. Dans la liberté, chaque membre de la société réglera ses relations amoureuses d’accord avec son tempérament propre, sans crainte aucune de Dieu, du gouvernement ou de la police. Dans la liberté, aucune mère n’abandonnera ou ne détruira son enfant [à remettre dans le contexte de l’époque, ndr], parce qu’il sera venu au monde sans l’autorisation de cette inique et malfaisante trinité. Espérons aussi que la hideuse jalousie sera à jamais vaincue, lorsqu’on comprendra que l’amour n’implique pas la possession. Lorsque les amants sauront qu’ils n’ont aucun droit de propriété sur l’objet de leur affection, toute manifestation de jalousie de leur part deviendrait naturellement absurde.

Aujourd’hui l’idéal des amants est un être qui ne doit répondre à aucune autre affection qu’à la leur. Conçoit-on un égoïsme plus révoltant et une plus outrageante caricature de la nature humaine ? C’est, ainsi qu’il arrive parfois, dans les discussions diverses soulevées par le troublant problème des sexes, que l’anarchiste, celui-là même dont l’esprit est le plus ouvert aux libres conceptions, se sent étonné tout à coup et surpris d’y avoir donné asile aux idées les plus irrationnelles. Étudions donc et propageons nos vues, dissipons la superstition sexuelle comme toutes les autres, pour que nous puissions saluer un jour l’avènement du règne de la liberté dans l’amour.

KATE AUSTIN.

(1) Kate Austin était socialiste libertaire, des points de désaccords peuvent donc apparaître notamment sur la question des « masses », et de l’individu, ce qui n’enlève rien à la pertinence de ses propos sur la liberté et l’amour.

(2)  ou pas…