Le juge. Aucune autre figure ne représente l’emblème de la démocratie, de la justice et du courage comme lui à l’heure actuelle. Mais comment un serviteur tranquille et sédentaire de l’État peut-il soudain porter les vêtements du vengeur des opprimés, du punisseur des puissants ? Les professeurs de droit nous ont toujours expliqué qu’un juge n’est rien de plus qu’un exécuteur, un applicateur impartial de peines, aussi semblable que possible à une machine qui a la tâche ardue d’interpréter le mot écrit froid pour le retranscrire et l’appliquer à l’expression multiforme et imprévisible de la vie qui se manifeste. Il met très peu de sa personne. Qui rédige les lois et pourquoi, ce n’est pas son affaire, qui sont les victimes et coupables est encore moins important pour son travail de technicien, de comptable de la prison. Le juge au fond n’est qu’un homme comme tous les autres, son travail comme un autre, fait de mille tâches, d’une lourde bureaucratie et, surtout, d’une ennuyeuse routine. Chaque jour, la même rengaine, tant d’histoires, tant de vies à inclure dans les articles d’un code et une demi-heure plus tard à sortir sous la forme d’un numéro. Et puis un autre, encore le même scénario, et ainsi de suite, juste le temps d’un cappuccino et d’une brioche et on repars à zéro. De temps en temps, c’est vrai, quelqu’un fait carrière, peut-être même devient ministre, mais la majorité restent d’obscurs fonctionnaires provinciaux, cloués à leur fauteuil sans gloire ; les plus malchanceux et les plus incompétents se retrouvent, au seuil de la retraite, même à être de modestes substituts du procureur. Bref, une vie navrante, toujours dans l’air malsain des tribunaux, toujours en contact avec les visages peu recommandable des avocats, des témoins, des repentis, des laquais, des petites et grandes balances, des policiers et des carabiniers. Comment leur jeter la faute si de temps en temps quelqu’un se fait prendre à la gorge, par la tentation de braquer le projecteur de la célébrité sur son visage, pour finalement devenir quelqu’un ? A vrai dire, c’est aujourd’hui une grande course, personne ne veut rester en arrière, personne ne semble vouloir se limiter à faire son travail de geôlier de la société en paix, sans que son nom apparaisse sur un bout de papier. C’est alors que, si le Parquet de Milan enquête l’homme politique en déclin, le Parquet de La Spezia réagit en remettant en cause le dernier grand manager qui, après tout, ne faisait que son travail comme d’habitude et derrière, faisant écho, un procureur moins important fait arrêter un bouffon du roi. On ne comprend plus rien, tous contre tous, même les juges contre les juges et la moitié de l’Italie est en prison.
Et Rome et Florence ? Auraient-ils pu rester sur la touche ? Alors que faire, compte tenu du fait que les tueurs en série sont rares et que les Brigades rouges on en voit pas même l’ombre ? Il y a encore des anarchistes, Vigna* a dû penser, ceux-là sont bons pour toutes les saisons, ils sont une proie facile, ils n’ont jamais caché leur volonté de détruire l’état avec toutes les relations d’oppression et de domination qu’il suppose. L’effort est minime, s’est-il dit, pour enfermer les ennemis jurés de la démocratie il n’a même pas eu a avoir recours à ce qui leur a toujours fait défaut : courage, compétence, justesse. Il se croit en sécurité, cet homme de loi, enfermé dans une forteresse ou dans son véhicule blindé, il ne sait peut-être pas qu’avec des hommes sans loi ça se passera pas comme ça [litt. les comptes ne sont jamais réglés].
[Canenero, hebdomadaire anarchiste – 11 octobre 1996 – n°34]
* Vigna : le procureur à l’époque