Au-delà de la loi

A dire vrai, je ne comprends pas bien ce que l’on veux dire aujourd’hui lorsque l’on parle d’ « illégalisme ». Je pensais qu’il s’agissait d’un mot désormais désuet, qui ne figurerait plus que dans les livres d’histoire du mouvement anarchiste, enfermé à jamais à côté de la toute aussi ancienne « propagande par le fait ». Lorsque, récemment, j’en ai réentendu parler, sur un ton aussi critique qu’ instrumental, je n’ai pas pu retenir un mouvement d’étonnement. Je commence à ne plus supporter cette manie de dépoussiérer les vieilles polémiques mais sans faire face à de nouvelles discussions, mais qu’importe.

Il me semble avoir compris quelque chose en tous cas. L’illégalisme dont on (re)parle aujourd’hui n’est pas ce concept qui a été vivement débattu au sein du mouvement anarchiste au début du siècle. À l’époque, cette définition désignait principalement toutes les pratiques interdites par la loi utiles pour résoudre les problèmes économiques des camarades : braquages, vols, contrebande, contrefaçon d’argent, etc. Il me semble qu’aujourd’hui, certains anarchistes qui manquent d’argumentation essaient trop facilement d’attribuer au terme d’illégalisme le sens d’une fin sublime en soi de tout comportement interdit par la loi, et pas seulement de celui dicté par des besoins de survie. En bref, l’illégalisme deviendrait une sorte de théorisation de l’illégalité érigée en système, avec une valeur universelle.

Quelqu’un a même été plus loin, jusqu’à blâmer durement un « illégalisme à tout prix », fustigeant parmi des camarades qui enfreignent la loi même quand ils pourraient faire autrement : comme ça, pour savourer le frisson de l’interdit ou pour satisfaire un dogme idéologique. Je me demande comment à fait ce quelqu’un pour tombé dans cet illégalisme à tout prix, où j’en ai entendu parler. Qui pourrait être tenté de contester les rigueurs de la loi quand elle pourrait s’en passer ? Personne, évidement.

Mais probablement le point sur lequel nous devrions réfléchir est un ailleurs. Un anarchiste peut-il faire sans contester la loi ? Bien sûr, dans de nombreux cas c’est possible. Par exemple, au moment où j’écris dans un journal dans le cadre de la loi : suis-je un anarchiste légaliste ? Et si au lieu de cela, ce soir, je postais des affiches clandestines, deviendrais-je un anarchiste illégalliste ? Mais alors, qu’est-ce qui distinguera ces deux catégories d’anarchistes ?

La question de la relation entre un anarchiste et le droit ne peut être écartée de manière aussi expéditive et trompeuse. À mon avis, l’action d’un anarchiste ne peut être conditionnée par le droit, ni positivement ni négativement. Je veux dire que ce qui le pousse ne peut pas être le respect révérencieux de la législation en vigueur, sans parler du goût de la transgression comme une fin en soi, mais ses idées et de rêves, ainsi que de ses attitudes individuelles. En d’autres termes, un anarchiste ne peut être qu’un alegal, un individu qui se propose de faire ce qu’il veut au-delà de la loi, sans se fier à ce qui est permis ou interdit par le code pénal.

Bien sûr, la loi existe et vous ne pouvez pas faire semblant de ne pas la voir. Je sais bien qu’il y a toujours une matraque prête à attendre nos désirs au tournant de leur réalisation, mais cette menace ne devrait pas influencer la décision sur les moyens à utiliser pour réaliser ce qui nous tient à cœur. Si j’estime qu’il est important de publier un journal – considéré comme légitime -, je peux essayer de respecter les dispositions de la loi sur la presse pour éviter des ennuis inutiles, car cela ne modifie pas le contenu que je compte communiquer.

Mais si je considère qu’il est tout aussi important d’accomplir des actions considérées comme illicites – telles que l’attaque contre les structures et les personnes au pouvoir – ce n’est certainement pas en agitant devant moi le voile rouge des risques que je rencontre qui doit me faire changer d’avis. Si je devais faire autrement, ce serait au code pénal de suggérer ma conduite, limitant ma capacité d’agir et donc de m’exprimer.

Mais s’il est contradictoire de définir un anarchiste comme « illégal », il serait également absurde de lui attribuer le statut de « légaliste ». Comment un anarchiste, un individu qui désire un monde sans autorité, espère-t-il pouvoir réaliser son rêve sans jamais enfreindre la loi, qui est l’expression la plus immédiate de l’autorité, sans transgresser les règles spécifiquement établies et écrites pour défendre l’ordre social ? Qui veut transformer radicalement ce monde devra nécessairement se placer tôt ou tard contre cette loi dont le but est sa conservation.

À moins que. À moins que cette volonté de changer le monde qui couve le cœur de ces anarchistes se retrouve en quelque sorte subordonnée à la préccupation de prendre des risques, d’être persécuté par la police, d’être dans une enquête, de perdre l’appréciation d’amis et de parents. À moins que la liberté absolue chère aux anarchistes ne soit considérée comme une bonne chose, mais davantage du point de vue théorique – celui qui se manifeste par un bavardage inoffensif à échanger après une journée de travail suffocante – parce d’un point de vue pratique, la fermeté de la domination ne donne aucun espoir. Alors, il devient souhaitable de concrétiser l’utopie, de la situer de manière rationnelle, de la combiner avec le sens commun, car la révolution ne peut jamais être considérée comme légitime par aucun code pénal.

Ça suffit de rêver l’impossible, cherchons à obtenir quelque chose d’acceptable. Voilà, maintenant les invectives contre le mythe de l’illégalisme de certains anarchistes acquièrent un sens précis. Celui de justifier sa prédisposition intéressée à se conformer aux impératifs de la loi, mettant de côté toute velléité sauvage. Au nom du réalisme, bien sûr.

Canenero, n°4  hebdomadaire anarchiste italien (29 novembre 1996)

https://parolealvento.noblogs.org/files/2018/06/Cane-nero-1996-97-nn.-41-45-e-speciale-repressione.pdf