Les camps sous le ciel

Résultat de recherche d'images pour "surrealisme bouche"La tradition des opprimés nous enseigne que l’état d’exception dans lequel nous vivons est la règle. Nous devons parvenir à une conception de l’histoire qui corresponde à ce fait.

Benjamin Walter

Le droit est un immense dispositif qui crée l’exclusion, qui se fonde sur l’exclusion, et pourtant contre toute sorte d’exclusion le chœur de la protestation ne fait que demander des droits, espérant que le ciel du Droit s’étende à des terres toujours nouvelles. La démocratie est précisément conçue comme cette conquête progressive de nouveaux espaces. C’est pour cela que celle-ci n’est pas seulement défendue, mais aussi exportée. Le ciel de la reconnaissance juridique doit chaque jour couvrir de plus en plus les possibilités et les aspirations des individus. Un individu qui détient des droits est un citoyen, c’est-à-dire un être qui a droit à la citoyenneté dans la Cité démocratique.

Nombreux sont ceux qui avec les intentions les plus diverses, souhaitent un renouveau de la démocratie. Du haut des ruines des métropoles, on peut voir ce qui reste de la soi-disant communauté de citoyens. Les catégories de la politique ont été bouleversées par les événements du siècle dernier. La volonté générale, la nationalité, la souveraineté du peuple, tout cela est entrain de s’effondrer avec cet État-nation qui en était le fondement. La trinité ordre-nation-territoire s’est brisée. Les théoriciens employés par la démocratie se sont rendus compte qu’il faut dissocier le concept de citoyenneté de celui de souveraineté. La souveraineté est toujours une sorte d’investiture divine, et l’individu assujetti au pouvoir souverain est toujours un sujet, tandis que l’idéologie démocratique veut un pouvoir laïque et d’authentiques citoyens. Le souverain, depuis l’archaïque droit romain, est celui qui peut décider de l’état d’exception, c’est-à-dire, qui peut créer ou suspendre les lois. C’est lui qui définit l’espace politique que la loi fonde et soutient, ainsi que le champ dont elle est temporairement absente (temporalité qu’il décide lui-même). Que cet état d’exception – « d’extraterritorialité » vis à vis du Droit – soit une composante essentielle du pouvoir souverain, est démontré non seulement par le fait que chaque ville a ses barbares (ses étrangers), mais aussi par l’opposition entre peuple et population. L’espace politique n’est pas l’espace qui accueille tous ceux qui y vivent (ou qui y naissent, selon l’étymologie du mot nation), mais plutôt le domaine des sujets du roi, de ceux que le souverain (puis l’État) considère comme son propre corps politique et représente légalement. Les autres, les barbares, les étrangers, les indésirables, vivent séparément (dans d’autres frontières de l’errance). Ils participent au Droit à l’inverse, en tant que Norme [entendue comme règle, législation, ndt] suspendue (bien que matérielle sous forme de murs et de clôtures). Quand la démocratie, de la polis des citoyens adultes, libres et masculins – comme dans la classique Athènes – est passée au modèle de la souveraineté comme représentation de la multitude (du XVIIIème siècle), seules les colonies intérieures où furent enfermés des exclus de l’université démocratique du ciel de ses droits, changèrent. Le « peuple » devient le sujet de l’État-nation (le pouvoir même, dans l’acte de s’auto-légitimer, recevra l’investiture de la « souveraineté populaire »), même si elle constitue la masse de qui en subit simplement sa domination.

Le concept de peuple, en effet, a toujours eu deux acceptions distinctes : celui-ci indique à la fois le corps politique, c’est-à-dire l’ensemble des citoyens d’un Etat, et les classes les plus pauvres (celles que l’on appelle « classes laborieuses, classes dangereuses »). Ces deux significations peuvent encore être saisies dans les expressions « peuple italien » et « juge populaire », ou « homme du peuple », « quartier populaire », « soulèvement populaire »). La bourgeoisie, en tant que classe arrivée au pouvoir grâce à un soulèvement de masse, a fondé toute son idéologie de la souveraineté populaire sur l’identification des deux significations du mot « peuple ». Ce n’est pas un hasard si la Déclaration universelle de 1789 fait référence aux droits de l’homme et du citoyen (en ce sens que le premier ne peut exister que s’il est reconnu par l’État en tant qu’habitant sa nation). Les pauvres, exclus de toute décision réelle, sont représentés en tant que sujets de droit. Les divisions de la réalité sociale s’opposent à la fiction juridique de l’unité du corps politique. Si dans la Rome antique, par exemple, existait une nette séparation claire entre le peuple et la plèbe, juridiquement bien distincts ; si même au Moyen Âge les habitants étaient divisés, sur la base du commerce, en « popolo minuto [qui regroupe les riches marchands (banquiers, notaires…)] » et en « popolo grasso » [qui comprend plutôt les petits artisans] ; avec la bourgeoisie le peuple – sans distinction – devient le seul dépositaire de la souveraineté. Cette vie des pauvres qui, dans sa nudité privé d’ornement juridique, a d’abord été confiée à Dieu, puis sera ensuite intégré, dans son exclusion fondamentale à l’intérieur du corps politique de l’Etat. Toutes les formes de capitalisme, à l’ouest comme à l’est, ont tenté de canaliser la vraie misère du peuple (« le peuple, les malheureux m’applaudissent », disait Robespierre) derrière le masque du peuple. Malheureusement, cette ambiguïté a été acceptée par le mouvement ouvrier. Les conséquences les plus abjectes furent, d’abord les thèses léninistes sur les nations opprimées et les nations impérialistes, puis les social-nationalistes de tous les stalinismes) la Résistance du peuple italien, chinois, vietnamien, etc. et les gouvernements d’unité populaire. Le pouvoir a toujours su que la coïncidence du peuple avec le Peuple ne peut marquer que la fin des deux, c’est-à-dire la fin du Droit. Bien préparée par les lois, qu’à partir de la première guerre mondiale, de nombreux Etats européens ont promulguées pour dénaturaliser une partie de leurs citoyens, le terrain sur laquelle s’est construit le nazisme et la radicalisation de la distinction entre homme et citoyen. Les lois de Nuremberg de 1935, qui divisaient les Allemands en citoyens de plein droit et citoyens sans droits politiques, ont été anticipées par les lois françaises de 1915, les lois belges de 1922, les lois italiennes de 1926 et les lois autrichiennes de 1933. Des citoyens naturalisés « d’origine ennemie » aux responsables de crimes « antinationaux », en passant par les « indignes de citoyenneté », s’ajouterons aux citoyens qui menacent la santé du peuple allemand (et aux Juifs en tant que peuple parasite du Peuple). Les camps de concentration sont nés sous le signe de la « détention de protection » (Schutzhaft) [ou détention de sûreté, ndt], une institution juridique déjà présente dans le droit prussien et appliquée de manière massive pendant la Première Guerre mondiale. Il ne s’agit ni d’une extension du droit commun ni du droit pénitentiaire, mais plutôt d’un état d’exception et d’une application préventive de la loi martiale : en somme, une mesure policière. Quand, en mars 1933, lors des célébrations de l’élection d’Hitler à la Chancellerie du Reich, Himmler décida de créer Dachau un « camp de concentration pour prisonniers politiques », celui-ci fut immédiatement confié aux SS et, grâce à la Schutzhaft, lieu en dehors du Droit. Le seul document qui atteste que le génocide des Juifs a été décidé par un organe souverain est le rapport d’une conférence à laquelle a participé un groupe de fonctionnaires de la Gestapo le 20 janvier 1942. L’extermination a été très méthodique précisément parce qu’elle a été menée comme une immense opération policière. Mais contre les Juifs, les gitans, les homosexuels et les subversifs « tout était possible », puisqu’ils avaient été auparavant privés de leurs droits civils et, avant leur extermination, même de la simple nationalité allemande. Ils n’appartenaient pas au peuple. Comme l’a écrit Robert Antelme, ils n’étaient que des membres nus de l’espèce humaine que l’ordre juridique refusait de reconnaître comme citoyens. Le camp de concentration – en tant qu’expression extrême de l’état d’exception, et donc du pouvoir souverain – n’est pas une invention nazie. Le nazisme n’a pas seulement exploité le terrain que la contre-révolution stalinienne lui avait préparé (le social-nationalisme qui devient national-socialisme), mais il a étendu l’institution de la démocratie jusqu’aux techniques de production industrielle de la mort. Les premiers camps de concentration (appelés campos de concentraciones) ont été construits par l’État espagnol pour réprimer l’insurrection de la population cubaine en 1896. Ils ont été suivis par les concentration camp créés au début du XXe siècle par le gouvernement britannique dans la guerre contre les Boers (1). En outre, leur formulation juridique était présente (et appliquée contre les subversifs) dans la Constitution de la République de Weimar. Le camp est une zone d’exception que le Droit crée en son sein. Les règles du camp participent à la Loi sous forme d’absence. Le nazisme a transformé l’état d’exception en une situation normale et permanente ; poussé à l’extrême la contraposition des concepts de peuple et de population, dans un processus de différenciation, de sélection et d’extermination qui conduit des citoyens aux sous-hommes, de ceux-ci aux habitants des ghettos, des prisonniers aux déportés, des internés aux « musulmans » (les déportés proches de la fin étaient définis ainsi dans le jargon d’Auschwitz), et enfin aux figures (comme la machine nazie de l’euphémisme bureaucratique appelait les cadavres) le nazisme voulait une Europe des peuples, des habitants dignes de citoyenneté. Pourtant, les démocrates qui défendent les droits de tous les exclus ne pensent jamais que cela puisse être le Droit lui-même la source de l’exclusion, que le citoyen aura toujours son revers dans [la figure du] barbare dans l’indésirable. Même distincte de la nationalité (de l’inscription de la naissance dans l’espace du pouvoir souverain), la citoyenneté ne peut être qu’au-dessus des individus concrets. Et cela ne changera pas si le peuple avec sa volonté générale l’idéologie substitue le public avec ses opinions. Les anciennes identités et croyances s’effondrent sous le poids de l’atomisation sociale produite par la domestication des médias et l’administration bureaucratique (le concept de public ne définit pas par hasard les utilisateurs et les spectateurs) mais l’organe politique a des règles de plus en plus restrictives et détaillées. Pour les pauvres, la citoyenneté est l’uniforme du policier ou la carte du travailleur social. Leur misère n’est pas l’autre facette de leur existence en tant que citoyens, c’est-à-dire en tant qu’électeurs et consommateurs.

Si le pouvoir se joue dans le rapport entre législation et localisation, entre le système et le territoire ; si le camp est la matérialisation d’un état d’exception qui emprisonne des hommes et des femmes à qui il ne reste que l’appartenance nue à une espèce ; alors les stades où les réfugiés s’entassent aujourd’hui avant d’être renvoyés chez eux sont aussi des camps, ou [encore] les « centres d’accueil temporaire » (la voilà la bureaucratie de l’euphémisme du retour au travail) pour les immigrés clandestins ; ou les « zones d’attente » des aéroports français où sont parqués les étrangers qui demandent la reconnaissance de leur statut de réfugié. En outre, les périphéries des grandes métropoles sont de plus en plus des camps. Tous ces domaines (ainsi que d’autres où l’errance de la misère est enfermée) sont des non-communautés d’hommes sans qualité, où vie privée et vie publique sont indifférenciées sous le signe de la dépossession ? La terre de ces enclaves et de ces lieux confinés sans garanties et sans humanité effraie les démocrates. Ils voudraient nous voir par-dessus du ciel de la Loi, a couvrir par la Loi cette exception qui ne fait que prolonger son ombre.

Maintenant que l’errance des apatrides de facto est un nouveau un phénomène de masse, les démocrates voudraient redéfinir les droits de la citoyenneté. Au nom d’une politique humanitaire, ils voudraient un nouveau statut pour les réfugiés, sans remarquer que tous ceux qui existent à ce jour (l’Office Nansen en 1921, le Haut-Commissariat pour les réfugiés d’Allemagne en 1936, le Comité intergouvernemental pour les réfugiés la même année, l’Organisation internationale des réfugiés de l’ONU en 1946, le Haut-Commissaire pour les réfugiés en 1951) n’ont fait autre que transférer le drame des millions de réfugiés aux mains des organisations policières et humanitaires. La propagande officielle en temps de guerre démontre que ces deux rackets sont de plus en plus liés. Si l’État italien devait était pris au pied de la lettre lorsqu’il a appelé « opération policière internationale » le bombardement de la population Irakienne, de la même manière que l’on pourrait le faire avec la récente « opération humanitaire » contre les populations serbe et kosovares. Les réfugiés au nom desquels l’intervention militaire a été justifiée sont encore contraints à l’errance ou livrés (tout comme les déserteurs de l’armée serbe) à la police. Les organisations humanitaires s’enrichissent – il suffit d’aller en Albanie pour s’en assurer – dans l’ombre de la misère et des extermination.

Les Etats démocratiques se trouvent aujourd’hui dans la nécessité de refonder leur corps politique sans le paramètre de la nationalité. Mais être citoyen, même dans un territoire redéfini, sera la condition d’un nouveau Peuple, qui abrite en son sein des projets de plus en plus technologiques d’extermination de classes pauvres. Dans la domination de l’Economie et des Etats, des populations entières sont réduites à leur appartenance nue à l’espèce humaine, simple matière première pour toutes sortes d’expériences (productives, bactériologiques, génétiques, etc.). Le rapport de force déchainé par la machine économique, administrative et scientifique est celui de se réapproprier – même juridiquement – leur propre survie. Les autres sont confiés à la police et au marché de l’humanitaire.

C’est à l’échelle du monde intérieur – et à travers l’histoire – que la démocratie et sa citoyenneté doivent être jugées. On verra alors que les camps de l’infamie s’étendent de plus en plus autour des Villes. Leur exception est maintenant la règle, leurs enclos sont le vrai visage de notre présent.

Est-ce vraiment la seule solution, celle de lever encore les yeux vers le ciel du Droit ? En opposant l’Europe des biens et du fichage à une « Europe des citoyens et des peuples » ?

Adonis

Diavolo in corpo, revue de critique sociale, n°2 mai 2000

*La guerre des Boers (prononcé « bour ») est une expression qui désigne deux conflits intervenus en Afrique du Sud à la fin du xixe siècle entre les Britanniques et les habitants des deux républiques boers indépendantes.