Val Basilio
Nous venons au monde en tant qu’êtres parlants ; la langue nous précède en tant que structure. Elle est l’expression de rapports sociaux concrets et, en tant que telle, elle ne peut être neutre. Une perception critique de la réalité a aussi son propre vocabulaire. Réduire ce vocabulaire signifie réduire la possibilité de percevoir la réalité de façon critique.
Journalistes, politiciens, économistes, intellectuels, personnalités du monde du spectacle, tous s’accordent à dire que nous vivons dans le meilleur monde possible. Un monde dans lequel les habitants vivent pour travailler et sont contraints de travailler pour vivre, où ceux qui n’ont pas de travail se sentent dépossédés de la vie elle-même. Et où attendre quelque chose de l’autre est considéré comme une tragique illusion démentie par l’Histoire. Rien ne devrait bouleverser cette conviction qui, à force d’être répétée, est devenue un constat, un état de fait, une vérité. Se pose ainsi le problème de l’abolition de tout ce qui constitue une menace pour la paix qui règne dans le paradis des marchés. Lisser les contrastes. Apaiser les tensions. Modérer les extrémismes. Une entreprise difficile mais possible.
Il n’existe pas une réalité objective univoque. Ce que nous appelons réalité est toujours un aspect partiel d’une totalité jamais accomplie, une sélection de celle-ci. Sa consistance n’est pas limitée seulement par les moyens dont nous disposons pour la saisir, mais surtout par notre capacité à les utiliser. Nous définissons la réalité non pas comme la totalité qui nous entoure, dont faisons nous-mêmes partie, ni même la partie de cette totalité que nous avons réussi à saisir, mais seulement cette ultérieure petite partie que nous réussissons à maitriser, à faire nôtre, à laquelle nous parvenons à donner un sens. La réalité dont nous nous disons sûrs est toujours et seulement notre œuvre. On pourrait dire que la réalité n’existe pas, que seules ses interprétations existent. Laissant ici de côté la question des images, l’homme communique par les mots sa propre vision de la réalité. C’est donc à travers les mots que l’homme a non seulement justifié les conditions de vie dans lesquelles il se trouve, mais a aussi incité à leur dépassement. Toutes les actions qu’il a engagé à cette fin ont toujours été précédées ou suivies de mots : pour exprimer des analyses, revendications, commentaires, propositions.
Nous venons au monde en tant qu’êtres parlants ; le langage nous précède en tant que structure et en tant qu’environnement social. Il est l’expression de rapports sociaux concrets et, en tant que tel, il ne peut être neutre. Il se transforme suite à des changements sociaux, peu importe qu’ils soient importants (en France, après la révolution de 1789, le nouveau dictionnaire académique a incorporé environ 11 000 nouvelles entrées) ou concernent plutôt de petits changements au sommet de la politique. Une perception critique de la réalité possède donc aussi son propre vocabulaire. Réduire ce vocabulaire, signifie réduire la possibilité de percevoir la réalité de manière critique : une réduction qui peut se faire de différentes manières. En faisant passer un terme du vocabulaire de la critique à celui du consensus par une mutation du sens, par exemple. Personne n’aura plus peur de la révolution si elle vient à indiquer l’avènement d’une nouvelle vague d’outils technologiques. Tous se méfieront de l’anarchie si elle permet à quiconque de nous attaquer au premier coin de rue. Mais ce vocabulaire critique peut aussi être dénué de son sens d’une autre manière. Forgeant de nouvelles définitions apparemment neutres capables de remplacer les anciennes, désormais discréditées. Si chaque mot correspond à une chose, l’introduction d’un nouveau mot pour indiquer une chose ancienne aidera à en reconstruire une virginité. Un antique philosophe affirmait que les mots sont « les étiquettes des choses illusoires », tandis que selon un écrivain « l’expression est un remplacement ». Ce n’est décidément pas un hasard si les philosophes et les poètes ont toujours trouvé une place à la Cour du roi.
Pour modifier la réalité en la laissant inchangée, c’est-à-dire en changeant non pas la substance mais la perception, il suffit de remplacer les étiquettes. En ce sens, les endroits où cette technique a été le mieux expérimentée sont, et ce n’est pas un hasard, les supermarchés où quotidiennement les produits avariés sont vendus frais du jour, car leur fraîcheur est garantie par une étiquette. Peut-être est-il maintenant possible de mieux comprendre l’origine de cette bruyante invasion du langage par des mots asservis, leur empressement à démettre et à remplacer les vieux vocabulaires rendus inadéquats non par leur obsolescence réelle, mais plutôt par leur irrévérence envers les besoins du nouvel ordre social.
Les possibles exemples de la capacité des mots à rendre agréable ce qui ne l’est pas sont infinis. Un tel art ne néglige rien, il est utilisé aussi bien dans les grandes occasions que dans les petits événements quotidiens. La personne qui ramasse les ordures est devenue un « opérateur écologique ». L’innovation terminologique n’a pas amélioré l’air que respire ceux qui font un tel travail, ni remis en question le mode de vie qui produit des tonnes de déchets, mais ce n’était pas les raisons qui ont conduit à l’introduction d’un tel néologisme ; plus simplement il était destiné à gratifier ceux qui passent leur propre vie à occuper des déchets des autres. Le même souci de consoler ceux qui font un travail humble a conduit par exemple à rebaptiser les femmes [et hommes] de ménage « collaborateurs domestiques ». Si ce n’est pas déjà le cas, ce genre de fantaisie en uniforme aura libre cours pour trouver une définition qui compense le travail et les frustrations des grooms, serveurs, portiers, mineurs pour n’en citer que quelques-uns.
La nécessité de bannir tout outrage de l’horizon de l’existence va jusqu’à la suppression des différences physiques des individus. En attendant que l’ingénierie génétique trouve un moyen de nous rendre tous Adonis et Vénus, la tâche d’estomper les contrastes qui peuvent surgir de la réalité manifeste de notre corps a été confiée aux mots. Les aveugles sont devenus « malvoyants » et les sourds « malentendants », les obèses « personnes en surpoids », les nains « verticalement défavorisés » [ndT. Ces termes qui exigent une attention toute particulière vu la quantité d’oppressions et de normes liés au corps mais ce n’est pas le propos ici, l’auteur souhaite selon moi parler de la réduction et suppression de la complexité des corps derrière des mots]. Derrière le but charitable de soulager le désespoir humain, apparaît l’objectif de diminuer la marge d’espace aux occasions de « trouble à l’ordre public ». Les exemples ci-dessus peuvent même faire sourire. Après tout, ce sont de simples jeux de mots. Mais les jeux de mots perdent toute leur innocuité lorsqu’ils sont élaborés sur bien d’autres thèmes. Bien que tout le monde fasse l’éloge des progrès de la civilité, les guerres continuent. Il est impossible de les arrêter car ils servent des intérêts économiques, politiques et religieux qui ne peuvent être ignorés, étant donné le système social actuel. Il faut cependant supprimer l’impression suscitée par tous ces sont morts, ces blessés, cette douleur. Facile. Il suffit de les appeler « missions humanitaires ». Après tout, les missiles ont déjà été appelés « pacificateurs ». Le rugissement des avions ressemblera à la sirène providentielle. Les généraux deviendrons des médecins à qui confier notre vie. Les bombardements, et ce n’est pas un hasard, sont réalisés avec une « précision chirurgicale ». C’est ainsi que l’horreur de la guerre, si elle est correctement stérilisée, peut trouver un consensus.
Et les inégalités sociales ? Elles n’existent plus, elles ont été abolies. Une révolution sociale n’a pas été nécessaire ; pas d’assauts contre le Palais d’Hiver, pas d’attaques au cœur de l’État, pas de généralisation de la révolte. L’exploitation a été supprimée d’un trait par la révolution lexicale. Il y a des années – vous vous en rappelez ? – Les détenteurs de la richesse étaient des « maîtres ». Précisément pour cette raison ils étaient considérés comme des ennemis, parce qu’ils nous rappelaient notre condition d’esclaves. Au lieu de cela, maintenant qu’ils sont devenus des « entrepreneurs », tout le monde les respecte. Non pas qu’entre-temps, ils se soient privés de leurs richesses, vous comprenez. Ni de leur pouvoir. Mais toutes ces caractérisations suintaient précisément de cet horrible mot, « maître ». Celui-ci et ceux-là ont disparu. Aujourd’hui, les « entrepreneurs » respectent la misère de leurs « employés » ou aspirants employés, tout autant que ces derniers respectent la richesse des premiers. Ainsi, tout le monde parvient à vivre heureux et content, ou presque.
Bien sûr, de temps en temps, le maquillage des mots ne peut pas couvrir complètement les horreurs sur lequel il est appliqué. Il arrive, par exemple, qu’un « missile intelligent » prenne le cœur pour une tumeur et massacre des civils. Ou qu’un rapport de l’ONU rende public que le patrimoine personnel de trois seuls hommes dépasse la richesse produite par plus de quarante pays dans le monde. Il y a plus d’argent sur les comptes bancaires de ces trois personnes que dans les poches de quelques milliards d’être humains. Face à ces faits, un certain malaise continue de s’installer. Mais s’épuise en un laps de temps assez bref, après que tous aient poussé leurs soupirs de désaccord ou leurs cris de colère. Pendant quelques dizaines d’heures, ces missiles seront considérés comme des instruments de mort, et ces trois personnes qui peuvent s’acheter un demi-monde seront considérés comme des maîtres. Puis ils redeviendront respectivement « coupes chirurgicales » et « employeurs ».
Du reste pourquoi s’étonner ? Le capitalisme a triomphé partout, sa toute-puissance est telle qu’il est superflu d’en parler. Ne prononcez pas son nom en vain ; c’est là le premier commandement de sa loi, celle du profit et de l’argent. Mais le capitalisme n’est pas seulement omnipotent, il est aussi omniprésent. Aucun endroit sur terre n’a échappé à son intervention. Du Pérou à l’Australie s’étend un seul hypermarché tout en couleur. Si quelqu’un voulait faire-part de sa propre perplexité, il se rendrait vite compte qu’il ne peut pas le faire. Ses mots n’auraient plus de sens L’un des trois hommes mentionnés ci-dessus, Bill Gates, l’homme le plus riche du monde, aime répéter que « tout est une question de comment, pas de si ». Dans ce monde, les raisons de l’économie deviennent les raisons mêmes de l’Homme. Le capitalisme peut donc ainsi disparaître de nos lèvres, qui doivent apprendre à s’occuper exclusivement de ses effets, le « néolibéralisme » ou la « mondialisation ».
Le pouvoir des mots. S’ils sont utilisés à bon escient, ils réussissent à transformer un tigre en poussin : leur capacité anesthésique semble inépuisable. Prenons l’Idée. Qu’est-ce qu’une idée ? C’est une pensée armée, une pensée qui pousse vers l’action. Pour une idée on pourrait mourir. L’idée défie ses possibilités, cherche sa réalisation, si correctement soutenue et accompagnée elle est capable d’ouvrir une brèche dans l’histoire et la transformer. Les exemples ne manquent pas. Mais il est dangereux de laisser les pensées armées circuler à travers le monde sans être dérangées. Il faut donc se débarrasser des idées. Depuis des décennies, on enseigne à l’homme à ne pas exprimer des idées mais des « opinions », c’est-à-dire des pensées désarmées, des pensées qui se satisferont d’une manière ou d’une autre par une simple déclaration. Inutile de dire que personne ne vivrait ou mourrait pour une opinion, ce qui, en soi, ne fait référence à aucune pratique. Naturellement, cette substitution doit aussi apparaître comme un pas en avant, et non pas comme une censure ou un acte d’obscurantisme. Il suffit alors de dire que l’opinion est la démocratisation de la pensée, le fait de la rendre universelle. Posséder une idée demande un effort ; d’étude, de compréhension, d’interprétation. Et l’effort requis est encore plus grand pour mettre cette idée en pratique. Pour avoir une opinion en revanche, il suffit d’ouvrir la bouche. Facile et à la portée de tous. Tous les opinions sont identiques, parce que tous les hommes sont égaux. La fin de l’Idée a conduit à la disparition de ses produits. La fin des théories, la fin des idéologies. La fin aussi des grands idéaux, des utopies. La fin de la lutte, et la fin de l’ennemi à combattre. Trop dangereux, il faut baisser le ton, atténuer la couleur, endormir les sens. Le poids du passé, le poids d’un arsenal divers, a été remplacé par la légèreté de l’inconsistance. Hier, les idées étaient des pierres à jeter contre l’ennemi pour l’abattre : la vie une barricade. Aujourd’hui, les opinions sont des plumes à lancer dans les airs pour se perdre dans la contemplation de leurs cabrioles : la vie, un vide aseptisé. Comprenons-nous bien, rien n’a changé. Seulement il ne reste plus rien à critiquer. Le monde dans lequel nous vivons est au mieux digne d’opinion.
Extrait de la revue Diavolo in corpo n°1 – Décembre 1999