Le monde est une église pestifère et bourbeuse où tous sont tenus d’adorer une idole à la façon d’un fétiche et où s’élève un autel sur lequel ils doivent se sacrifier. Même ceux qui allumèrent le bûcher iconoclaste destiné à incendier la croix sur laquelle pendait, cloué, l’homme-dieu, même ceux-là n’ont pas encore compris ni l’appel de la vie ni le hurlement de la liberté.
Après que le Christ, du fond de sa légende, eût craché sur la face de l’homme le plus sanglant des outrages en l’incitant à se renier pour s’approcher de Dieu – se présenta la Révolution française qui, ô féroce ironie, renouvela le même appel en proclamant les Droits de l’Homme.
Selon le Christ et la Révolution française l’homme est imparfait. La croix du Christ symbolise la possibilité de devenir homme ; les « Droits de l’Homme » symbolisent absolument la même chose. Pour atteindre la véritable perfection, il importe, selon le premier, de se diviniser, pour les seconds de s’humaniser.
Mais le Christ et la Révolution française sont d’accord pour proclamer l’imperfection de l’homme-individu, du Moi réel, en affirmant que c’est seulement à travers la réalisation de l’idéal que l’homme peut atteindre les cimes magiques de la perfection.
Le Christ te dit : « Si tu gravis patiemment le calvaire désolé et t’y fais clouer sur la croix, devenant mon image, l’image de l’homme-dieu, tu seras une créature parfaite, digne de t’asseoir à la droite de mon père qui est dans le royaume des cieux. » Et la Révolution française te dit : « J’ai proclamé les Droits de l’Homme ; si tu entres dévotement dans le cloître symbolique de l’humaine justice sociale, pour te sublimer et t’humaniser par la grâce des règles morales de la vie sociale, tu seras un citoyen et je t’octroierai tes droits et te proclamerai homme. » Mais qui oserait jeter aux flammes la croix où pend, cloué, l’homme-dieu, et ces tables où sont gauchement gravés les droits de l’homme, afin de pouvoir planter sur la masse vierge et granitique de la libre force, l’axe épicentrique de sa propre vie – cet homme-là serait un impie et un malfaiteur que menaceraient les crocs sanglants de deux sinistres fantômes : le divin et l’humain.
A droite, les flammes sulfureuses et sempiternelles de l’enfer qui punit le péché, à gauche le sourd grincement de la guillotine qui condamne le crime.
Le progrès, la civilisation, la religion, l’idéal ont enserré la vie dans un cercle mortel où les fantômes les plus répugnants ont établi leur règne fétide.
L’heure d’en finir est venue. Il faut rompre violemment le cercle et en sortir. Si les chimères des légendes divines ont terriblement influencé l’histoire humaine et si l’histoire humaine poursuit la mutilation de l’homme instinctif réel – eh bien ! nous, nous nous rebellons ! Ce n’est pas notre faute si des plaies symboliques du Christ ont giclé des gouttes purulentes sur le disque rouge de l’humanité pour y engendrer l’infecte pourriture civile qui proclama les Droits de l’Homme. Si les hommes veulent croupir dans les tanières systématiques de la putréfaction sociale (…), qu’ils s’en accommodent ! Nous ne ferons certes rien pour les libérer.
Si je regarde autour de moi, j’ai envie de vomir. D’un côté, le savant en qui je dois croire pour ne pas être ignorant. De l’autre côté, le moraliste et le philosophe dont je dois accepter les commandements pour ne pas être une brute. Ensuite vient le Génie que je dois glorifier et le Héros devant lequel je dois m’incliner tout ému.
Puis viennent le compagnon et l’ami, l’idéaliste et le matérialiste, l’athée et le croyant, et toute une autre infinité de singes définis et indéfinis qui m’accablent de leurs conseils et veulent, en fin de compte, me mettre sur la bonne voie. Parce que, bien entendu, le chemin que je suis est mauvais, comme sont mauvais ma pensée, mes idées, moi tout entier. « Je suis un homme qui s’est trompé ». Ces pauvres insensés sont tous pénétrés de l’idée que la vie les a désignés pour être des pontifes, officiant sur l’autel des plus grandes missions, car l’humanité est appelée a de grands destins.
Ces pauvres et compatissants animaux, trompés par des menteurs idéaux et transfigurés par la démence, n’ont jamais pu comprendre le miracle tragique et joyeux de la vie, pas plus qu’ils ne se sont jamais aperçus que l’humanité n’est nullement appelée à un grand destin.
S’ils avaient compris quoi que ce soit de tout ce qui précède, ils auraient au moins appris que leurs soi-disant semblables n’ont aucune envie de se briser l’épine dorsale pour franchir l’abîme qui les sépare les uns des autres.
Mais je suis qui je suis, peu importe le reste.
Et les coassements de ces bavards multicolores ne servent qu’à égayer ma noble et personnelle sagesse.
N’entendez-vous pas – ô singes apostoliques de l’humanité et du devenir social – ce vrombissement qui bruisse au-dessus de vos fantômes ?
Écoutez, écoutez donc ! C’est mon ricanement qui s’élève et se répercute, furibond, dans les hauteurs.
[Extrait de Vertice, 1921.]