« Ils protestent contre l’énergie qui passe devant leur maison, mais ils la veulent bien chez eux ! » s’époumone ces jours-ci un philistin national-populaire face à ce qui est en train de secouer un petit village des Pouilles et de s’amplifier dans le reste de la région. Les affrontements entre forces de l’ordre et opposants se déroulent devant le site qui accueillera le chantier du Tap (Trans-Adriatic Pipeline), un gazoduc de 3000 kilomètres qui partira d’Azerbaïdjan jusqu’en Turquie (Tanap: Trans-Anatolian Natural Gas Pipeline), avant de passer en Grèce et en Albanie, de traverser la mer adriatique et d’accoster sur le littoral de Lecce. Dans cette lutte où il n’est pas toujours facile de comprendre où finit la raison et où commence le prétexte, le Salento n’est pas tout seul.
Aux États-Unis et au Canada par exemple, l’objectif des protestations est un oléoduc. De nombreuses tribus, à partir des Sioux, se sont mises sur le pied de guerre contre le Dakota Access Pipeline (Dap), le long des 2000 kilomètres qui séparent le Dakota du Nord de l’Illinois, bien qu’il soit quasi terminé. En plus des habituelles pétitions et des appels aux autorités (on en comptait près de 33 000 en septembre dernier), les descendants de Taureau Assis ont monté en avril un campement qui se voulait un centre pour la conservation culturelle et pour la résistance spirituelle contre l’oléoduc, bientôt rejoint par des milliers de manifestants de toutes couleurs. C’est là, au confluent de deux fleuves –dans un endroit considéré comme sacré par de nombreuses tribus– que se sont déroulées plusieurs manifestations au cours desquelles ont éclaté de violents affrontements avec les forces de l’ordre. Il semble que les Sioux s’opposent au passage de l’oléoduc sur leur territoire parce qu’il détruirait des sites historiques et religieux importants pour leur histoire et compromettrait leurs réserves d’eau, sans parler que la tribu n’aurait pas été suffisamment consultée. En face, la Energy Transfer Crude Oil insiste sur le fait que cet oléoduc –en plus d’être le système le plus sûr, le plus écologique et le plus économique pour transporter du pétrole– aiderait les États-Unis à être moins dépendants de pays instables et créerait des milliers d’emplois.
De l’autre côté de la frontière, au Canada, le 15 janvier dernier, quelqu’un s’est emparé des engins présents sur un chantier pour déterrer et détruire le tronçon d’un autre pipeline en construction, causant près de 700 000 dollars de dégâts (mais sans provoquer de déversement nuisible pour l’environnement). La zone de Hythe est une zone riche en traditions, où ces dernières décennies ont eu lieu des centaines d’actions directes contre les pipelines de pétrole et de gaz. C’est juste à l’extérieur de Hythe que vivait la communauté chrétienne menée par Wiebo Arienes Ludwig (héraut de la lutte contre l’industrie du gaz et du pétrole), mort d’un cancer en 2011 après avoir affronté différentes péripéties judiciaires (soupçonné d’être l’auteur de nombreuses actions, il avait été arrêté au cours de l’achat de dynamite à un agent infiltré). Un mois après ce dernier sabotage ruineux, un fonctionnaire de l’Association canadienne des pipelines d’énergie remarquait dépité que « vous pouvez avoir du personnel de sécurité sur place, mais s’il y a un individu ou plusieurs, là dehors, qui veulent causer un préjudice, ils peuvent entrer et causer leurs méfaits pendant que la sécurité est à l’autre bout. »
En Westphalie, dans les environs de Niederzier se trouve la fameuse mine à ciel ouvert de Hambach. De lignite, c’est-à-dire du charbon, pas du pétrole. Active depuis 1978 avec ses 34 kilomètres carrés de surface et sa profondeur de 450 mètres, Hambach est le plus grand trou fait par l’être humain en Europe. Au fil des années dans cette zone, des villages entiers ont été rasés de la surface de la terre, dévorés par l’industrie du charbon –considérée aujourd’hui comme encore plus nécessaire pour éviter de recourir au nucléaire– et son extension actuelle prévoit l’élargissement de la menace à la forêt homonyme, dont le sauvetage mobilise de nombreuses personnes. Les unes construisent de petites cabanes dans les arbres pour y vivre et éviter qu’ils soient abattus, les autres se dédient à d’autres types de perturbations. Parmi elles se trouvent celles qui, le 25 novembre dernier, ont attendu la nuit pour attaquer avec le feu des structures de la multinationale de l’énergie RWE près de la mine. Début janvier de cette année, ce sont les voies du chemin de fer de la mine qui ont également été livrées aux flammes.
Pendant ce temps en France, ce sont aussi bien les lignes à haute-tension (THT) que les parcs éoliens qui sont soumis à la critique. En Haute-Durance, on a perdu le compte des sabotages accomplis ces dernières années pour protester contre un projet qui, selon les intentions de RTE (Réseau de Transport d’Électricité), aurait pour objectif d’accomplir un véritable petit miracle : à travers la construction de deux nouvelles lignes à haute-tension avec des centaines de pylônes, réussir à garantir non seulement le développement d’énergies renouvelables, mais également à préserver la biodiversité du territoire (sic !). La dépendance au nucléaire joue un rôle important dans la diffusion de parc éoliens, prévus dans de nombreux coins de l’Hexagone (comme ceux déjà présents dans les Pouilles et ailleurs en Italie). Mais dans ce cas aussi, les contestations et les actions directes ne manquent pas, laissant les promoteurs de ces soi-disant énergies propres ébahis. Comme les employés de la société Epuron, la multinationale responsable du parc éolien de Saint-Sulpice-les-Feuilles, qui se déchaînent contre « une opposition de principe pour des gens à cours d’arguments, alors que nous jouons justement la carte de la transparence et de l’information ». Eux promeuvent une source d’énergie renouvelable, non polluante, ils ne comprennent donc pas pourquoi on enregistre à travers tout le pays des attaques contre les mâts érigés pour mesurer la puissance et la constance du vent : entre le 4 et le 5 avril 2016 s’est écroulé celui de Fertrève, dans la région d’Amognes, installé par VSB sur le terrain du maire du village ; la nuit du 31 octobre au 1er novembre, c’est celui de Châtenay-sur-Seine qui a été abattu, installé l’année précédente par l’entreprise Neoen ; la nuit suivante, entre le 1er et le 2 novembre, ce fut au tour du mont de Doizieux de perdre (pour la seconde fois en quelques mois) le mât de mesure monté par la société Abowind. Selon le maire de ce petit village, il s’agit « d’un acte de vandalisme commis par un petit noyau de personnes totalement irresponsables qui n’a d’autres raisons d’exister que dans l’intolérance et la violence dont elles font preuve ». Plus récemment, la nuit du 11 au 12 février, le Collectif dissident action vent de colère a fait crouler le mât de mesure éolien de Savigné, au grand dam de la société RES.
Quant à la Finlande, tous ne sont pas disposés à laisser Fennovoima –partenaire de l’entreprise étatique russe Rosatom– construire la centrale nucléaire Hanhikivi dans le golfe de Botnie, un projet qui concerne plusieurs entreprises internationales. En plus des campements de protestation, et après un sabotage contre un engin de chantier à Pyhäjoki en juin 2015, le feu a d’abord détruit en 2016 des véhicules appartenant à l’entreprise de sécurité du site, puis a bloqué la route d’accès au chantier pour exprimer son refus de tout dialogue et de toute négociation.
Il va de soi que chaque opposition à ces différents projets énergétiques en construction à travers le monde a ses propres bonnes raisons pour se battre, de la sauvegarde des traditions à celle de la nature et de sa vie même. Mais il existe également des questions plus générales, qui sont rarement prises en considération, vu qu’elles mettraient en question la civilisation même dans laquelle nous vivons. Une bonne fois pour toutes : à quoi sert toute cette énergie dans la société actuelle ?
Quand les fonctionnaires d’État et les gestionnaires des multinationales nous parlent d’énergie et de la nécessité de trouver de nouvelles sources d’énergie –qu’il s’agisse d’atome, de vent, de charbon ou de gaz– à quoi se réfèrent-ils ? Pour quelle raison se prépare-t-on à extraire 7,4 milliards de barils de pétrole de la formation géologique de Bakken au Dakota du Nord, ou extraient-ils 30 millions de tonnes de charbon de la mine de Hambach ? Ils se préoccupent que la nourriture ne pourrisse pas dans nos frigos, que les lumières ne s’éteignent pas dans nos maisons, que nos tâches quotidiennes ne rencontrent pas de difficulté, ou alors que la production de marchandises croisse, que la machine de guerre soit alimentée, que l’exploitation et le contrôle ne manquent jamais de carburant ? C’est une de ces banalités nous entourant 24 heures sur 24, et qu’on a tendance à oublier: l’énergie sert à faire aller de l’avant, à faire fonctionner ce monde, qui n’est certainement pas fait à taille humaine.
Mais peut-être que la meilleure manière de s’en rendre compte est de jeter un œil sur l’histoire de l’énergie.
Une histoire qui se perpétue à travers une fable, celle des transitions énergétiques. Ces transitions n’existent pas et n’ont jamais existé. On n’est jamais passé du bois au charbon, puis du charbon au pétrole, puis du pétrole au nucléaire… L’histoire de l’énergie ne connaît pas de transitions, seulement des additions. Ce qui ouvre sur une autre fable, celle des sources d’énergies alternatives à développer pour éviter l’utilisation de sources polluantes. En réalité, notre société tend à accumuler, pas à remplacer ou à substituer. Le fait que certains gouvernements évitent d’utiliser une source d’énergie n’est certainement pas lié à une préoccupation éthique, mais bien à un choix stratégique.
L’Allemagne par exemple, tout en étant leader dans le secteur de l’énergie solaire et (pour l’instant) désireuse de ne plus utiliser le nucléaire, reste en même temps le plus grand producteur mondial d’énergie dérivée du charbon, hautement polluante (la mine de Hambach est considérée comme la troisième mine la plus nocive d’Europe). Et au cours de toutes ces années, la consommation de charbon, bien qu’inférieure à celle de pétrole, n’a fait qu’augmenter. On brûle aujourd’hui plus de charbon que par le passé.
Historiquement, les transitions/additions énergétiques n’obéissent pas à une logique interne au progrès (les premières machines à vapeur étaient très coûteuses et inefficaces) et encore moins à une logique de dépassement de la pénurie (les États-Unis recoururent au charbon bien qu’ils possédaient d’immenses forêts). Ce qui prend le dessus ce sont toujours les logiques de pouvoir, les choix politiques et militaires. Le cas du pétrole est emblématique. Son rôle primordial est en effet lié à l’hégémonie nord-américaine. Au cours du XXe siècle, le cours du pétrole a toujours été supérieur à celui du charbon, aussi bien en Europe qu’aux États-Unis. Son ascension serait donc inexplicable d’un simple point de vue économique. Moins cher, le charbon présente toutefois un énorme défaut : il doit être extrait des mines morceau par morceau, chargé sur des wagons, transporté par voie ferroviaire ou fluviale, puis balancé dans des hauts-fourneaux qui à leur tour doivent être alimentés, surveillés, nettoyés.
Cela signifie que le charbon fournit à ceux qui l’extraient –les mineurs– la possibilité d’interrompre le flux énergétique qui alimente l’économie. Leurs revendications ne pouvaient donc pas être ignorées par la classe dirigeante, qui à la fin du XIXe siècle a vu dans les luttes de mineurs le ferment qui a conduit à l’apparition des syndicats et des partis de masse, à l’extension du suffrage universel et à l’adoption de lois sur la sécurité sociale.
La pétrolisation du monde correspond ainsi à la tentative, de la part du gouvernement des États-Unis, d’affaiblir le mouvement ouvrier. Le pétrole est extrait à partir de la surface, il est plus facile à contrôler et à transporter, il demande moins de travailleurs et des tâches plus diversifiées (ce qui gêne la constitution de puissantes organisations ouvrières). Un des objectifs du Plan Marshall était justement d’encourager les pays européens –infestés par le virus subversif qui avait produit de nombreuses insurrections dans la première moitié du siècle– à abandonner le charbon en faveur du pétrole, et c’est dans ce but que furent débloqués d’importants fonds destinés à construire des raffineries.
L’énergie consommée par chaque individu dans ses habitations, celle mise en avant dans les sports publicitaires des multinationales de l’énergie, est absolument négligeable par rapport à celle dont l’industrie a besoin, civile comme militaire. Une seule entreprise est capable de consommer chaque année une énergie équivalente à celle utilisée à des fins domestiques par les habitants d’une ville entière. Et sans parler de la guerre, qui dévore de l’énergie à des niveaux inimaginables. A l’époque de la seconde guerre mondiale, chaque soldat américain consommait un gallon de pétrole (3,7 litres) par jour, une consommation qui est montée à 9 gallons (33, 3 litres) lors de la guerre du Vietnam, puis à 10 gallons (37 litres) au cours de Tempête du Désert et à 15 gallons (55, 5 litres) lors de la seconde guerre du Golfe. Les nouvelles machines de guerre brûlent tellement d’énergie que leur consommation n’est plus mesurée en litres par 100 km, mais en litres par heure. Un chasseur F-15 brûle 7000 litres de kérosène à l’heure, un bombardier B-52 en brûle 12 000. En 2006, l’aviation nord-américaine a consommé à elle toute seule 9,62 milliards de litres de kérosène.
Il s’agit d’exemples et de considérations qui nous mènent à quelques questions de fond : à quoi sert réellement l’énergie et qui tire profit de son extraction ?
Que le monde soit en train de vaciller au bord de l’abysse est une prise de conscience, ou même seulement une intuition, qui est en train de se répandre toujours plus et qu’aucun anesthésiant médiatico-technologique n’est en mesure d’arrêter. Une fois tout horizon révolutionnaire effacé de l’histoire, face à une humanité soumise –et en proie aux guerres, catastrophes, épidémies, exodes et ainsi de suite– se profile uniquement cette extinction, qui devient probable même pour le plus optimiste des experts. Dans notre société titanique, il n’existe pas de radeau de sauvetage. Pour ceux qui ne veulent pas passer leur temps dans la prière ou dans l’indifférence, comme pour ceux qui n’entendent pas capituler face au fatalisme, il ne reste aucun doute : tout bloquer est le minimum qu’on puisse tenter de faire.
Les luttes en acte partout dans le monde contre l’exploitation des ressources énergétiques, non contentes de soulever la question, en donnent aussi la possibilité, même si la multiplicité et le caractère contradictoire de leurs raisons ne doivent pas pour autant nous tromper. Certes, à la différence du passé, il est possible que dans ce 3e début de millénaire le désir de subversion se croise avec l’espoir de survie sur un même terrain, celui qui vise à entraver et empêcher la reproduction technique de l’existant. Mais c’est une rencontre destinée à se transformer en affrontement, parce qu’il est évident qu’une partie du problème ne peut être en même temps une partie de la solution. Pour se passer de toute cette énergie principalement nécessaire aux politiciens et aux industriels, il faut vouloir se passer de ceux qui la cherchent, l’exploitent, la vendent, l’utilisent. Les nécessités énergétiques d’une civilisation entière –celle de l’argent et du pouvoir– ne peuvent certainement pas être remises en question juste à cause du respect pour des oliviers centenaires, pour des rites ancestraux, ou pour la sauvegarde de forêts et de plages déjà en bonne partie polluées. Seule une conception autre de la vie, du monde et des rapports peut le faire. Seul cela peut et doit remettre en question l’énergie –dans son usage et ses faux-besoins, et donc aussi dans ses structures– en remettant en question la société même.
Voilà bien le cauchemar de tout homme de pouvoir, préoccupé par ses propres privilèges et revenus. Ce n’est pas un hasard si les bureaucrates de l’Union européenne ont indiqué l’énergie comme un des points les plus sensibles : les sources d’énergie sont les « infrastructures critiques » à protéger à tout prix. C’est pour cela que le gouvernement italien a décrété que le Tap est un ouvrage « stratégique ». Dans un certain sens, il sait que les êtres humains peuvent bien vivre (et même mieux) sans toute cette énergie ; l’État, non.
Si on privait ce monde de l’énergie qui le perpétue, que se passerait-il ? Cette apocalypse promise par les tuteurs de l’ordre qui accompagnerait le blocage des industries et des marchandises, avec son corollaire martelé de viols, lynchages et massacres variés, ou l’émergence d’un autre mode de vivre, plus simple et plus attentif ? Tout comme ce n’est pas avec la nécessité de l’organisation sociale qu’ils nous feront accepter l’État, ou avec la nécessité de l’activité qu’ils nous feront accepter le travail, ce n’est pas avec la nécessité de l’énergie qu’ils nous feront accepter centrales nucléaires, ou parcs éoliens, puits de pétrole ou gazoducs. Il ne s’agit pas de donner de l’énergie propre ou bon marché à cette société mortifère –le seul problème qui passionne les experts citoyennistes de la décroissance–, il s’agit de l’arrêter.
Couper l’énergie, s’opposer à de vieilles comme à de nouvelles sources d’énergie ne signifie pas vouloir faire retomber l’humanité dans un lugubre obscurantisme : au contraire, c’est un pari sur un futur enfin libéré du chantage de la survie et des ordres de la politique et de l’économie, à découvrir sous le signe de l’autonomie de tous et de chacun.
Ennemis du Tap
[Traduction d’un article de Finimondo, paru le 31 mars 2017, tirée de la brochure « Saboter l’énergie – la lutte contre la construction du gazoduc TAP dans le Salento »]