Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable

L’extinction finale vers laquelle nous entraîne la perpétuation de la société industrielle est devenue en très peu d’années notre avenir officiel. Qu’elle soit considérée sous l’angle de la pénurie énergétique, du dérèglement climatique, de la démographie, des mouvements de populations, de l’empoisonnement ou de la stérilisation du milieu, de l’artificialisation des êtres vivants, sous tous ceux-là à la fois ou sous d’autres encore, car les rubriques du catastrophisme ne manquent pas, la réalité du désastre en cours, ou du moins des risques et des dangers que comporte le cours des choses, n’est plus seulement admise du bout des lèvres, elle est désormais détaillée en permanence par les propagandes étatiques et médiatiques.

La dégradation irréversible de la vie terrestre due au développement industriel a été signalée et décrite depuis plus de cinquante ans. Ceux qui détaillaient le processus, ses effets cumulatifs et les seuils de non-retour prévisibles, comptaient qu’une prise de conscience y mettrait un terme par un changement quelconque. Pour certains ce devaient être des réformes diligemment conduites par les États et leurs experts, pour d’autres il s’agissait surtout d’une transformation de notre mode de vie, dont la nature exacte restait en général assez vague ; enfin il y en avait même pour penser que c’était plus radicalement toute l’organisation sociale existante qui devait être abattue par un changement révolutionnaire. Quels que fussent leurs désaccords sur les moyens à mettre en œuvre, tous partageaient la conviction que la connaissance de l’étendue du désastre et de ses conséquences inéluctables entraînerait pour le moins quelque remise en cause du conformisme social, voire la formation d’une conscience critique radicale. Bref, qu’elle ne resterait pas sans effet.

Contrairement au postulat implicite de toute la « critique des nuisances » (pas seulement celle de l’EdN), selon lequel la détérioration des conditions de vie serait un « facteur de révolte », force a été de constater que la connaissance toujours plus précise de cette détérioration s’intégrait sans heurts à la soumission et participait surtout de l’adaptation à de nouvelles formes de survie en milieu extrême. […]

Au spectacle qu’offrent les contemporains, on a parfois du mal à se départir du sentiment qu’ils ont fini par aimer leur monde. Ce n’est évidemment pas le cas. Ils s’efforcent seulement de s’y faire, ils s’imposent une foulée de jogging et puisent dans leurs prescriptions d’anxiolytiques, tout en pressentant vaguement que leur corps s’y abîme, que leur esprit s’y égare, que les passions auxquelles on s’y livre tournent court. Cependant, n’ayant plus rien d’autre à aimer que cette existence parasitaire désormais installée sans partage, ils s’accrochent à l’idée que, comme la société qui leur inflige les tourments de la compétition permanente leur fournit les psychotropes pour les endurer, et même s’en récréer (sur le modèle des stakhanovistes de la performance carriériste et hédoniste mis en vedette par le spectacle), elle se montrera capable de perfectionner les contreparties en échange desquelles ils ont accepté de dépendre d’elle en tout. […]

Du reste, certains partisans de la « décroissance », sans doute insuffisamment convaincus de la faisabilité de leurs préconisations, évoquent parfois la nécessité d’une « révolution culturelle » et s’en remettent finalement à rien moins qu’à une « décolonisation de l’imaginaire » ! Le caractère vague et lénifiant de pareils vœux pieux, dont on ne dit rien de ce qui permettrait de les exaucer, en dehors de l’embrigadement étatique et néo-étatique renforcé qu’implique par ailleurs l’essentiel des préconisations décroissantes, paraît surtout destiné à refouler l’intuition de l’âpre conflit que ce serait inévitablement de tenter, et déjà de penser sérieusement, la destruction de la société totale, c’est-à-dire du macrosystème technique à quoi finit par se résumer exactement la société humaine. […]

Cependant le cours de cette étrange guerre ne manquera pas de créer des occasions de passer à la critique en actes du chantage bureaucratique. Pour le dire un peu différemment : on peut prévoir l’entropie, mais pas l’émergence du nouveau. Le rôle de l’imagination théorique reste de discerner, dans un présent écrasé par la probabilité du pire, les diverses possibilités qui n’en demeurent pas moins ouvertes. Pris comme n’importe qui à l’intérieur d’une réalité aussi mouvante que violemment destructrice, nous nous gardons d’oublier ce fait d’expérience, propre nous semble-t-il à lui résister, que l’action de quelques individus, ou de groupes humains très restreints, peut, avec un peu de chance, de rigueur, de volonté, avoir des conséquences incalculables.

 

Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable, éditions de l’Encyclopédie des Nuisances (2008)

René Riesel et Jaime Semprun