Faire peuple ?

Pas de doute, le “Peuple” est à la mode, qu’on prétende lui faire élire les dirigeant-e-s qui décideront en son nom, le mobiliser en masse derrière quelque étendard ou encore lui faire prendre le pouvoir, par la rue ou les urnes. Mais quel est donc ce Peuple si souvent convoqué ? Celui qui se révolte contre telle ou telle injustice ou celui qui se satisfait de la plupart d’entre elles? Celui qui prête la main à d’autres pour leurs qualités humaines ou celui qui voudraient fermer la porte à celles et ceux qui n’ont pas la bonne place, les bons papiers ? Celui qui s’est battu contre la guerre ou celui qui répond à l’appel en rangs bien serrés ? Celui qui attaqua des bastilles ou celui qui applaudit l’enfermement, voire l’exécution des ennemie-s de l’ordre établi ? Soit ce fameux Peuple veut tout et n’importe quoi, soit il n’existe tout simplement pas. Mais alors pourquoi ce fantasme ?

Les politicards et les aspirant-chefs de toute sorte ont tout intérêt à en appeler au “Peuple” en général et au “peuple français” en particulier. Pas besoin de regarder bien loin pour voir comment les puissants continuent à surfer sur le racisme de meute pour combattre, pour leur plus grand profit, leurs ennemis intérieurs et extérieurs. Mais le Peuple est aussi le cheval de bataille des dits souverainistes de gauche qui, prétendant combattre la “finance” et les “élites”, le caressent opportunément dans le sens du poil pour mieux tenir les rênes et maintenir un système fondé sur la propriété, l’exploitation et la domination. Chacun prêche pour sa paroisse, mais dans la grande course au Pouvoir, les discours démagogiques visent tous à créer une masse à diriger, des croyances collectives auxquelles adhérer et des foules faciles à manipuler.

Ces derniers temps, il est brandi en signe de ralliement contre le gouvernement en place. Les raisons de se battre sont pourtant diverses, y compris contradictoires et irréconciliables, mais le recours au Peuple est censé mettre un couvercle sur les conflits potentiels. Cette unité de façade ne peut que voler en éclats dès lors que les idées et les aspirations s’expriment réellement. Mais dans le pire des cas, la préservation à tout prix de l’illusion du tous ensemble quelles que soient les divergences conduirait à brider les volontés individuelles, à les contraindre à se plier au plus petit dénominateur commun, à écraser les différences, à se débarrasser de celles et ceux qui ne correspondent pas aux critères définis par des porte-paroles ou des représentant-e-s du “Peuple” ou d’une majorité quelconque. Comme si la majorité avait toujours raison et justifiait la mise au pas…

Sous nos latitudes “Peuple” rime en outre souvent avec “français”. Et l’on voit le même bleu-blanc-rouge qui trône sur les symboles de l’oppression et justifie les massacres de conquête ou de pacification flotter dans des mouvements sociaux, tout comme la Marseillaise dans les manifs fait écho au symbole d’allégeance à l’État dans les écoles et autres casernes. Cette affirmation d’une identité nationale ne peut que susciter haine et dégoût chez celles et ceux qui ne se reconnaissent ni dans de prétendues valeurs communes, au nom desquelles les chiens de garde de la République condamnent, enferment, mutilent et tuent, ni dans des frontières territoriales, qui excluent et causent des millions de morts.

Contre tous les pouvoirs … y compris populaires !

Les références à des révolutions passées menées par le “Peuple” masquent plus ou moins volontairement les différentes réalités et perspectives qui se sont affrontées au cours de ces processus. Rien de de commun par exemple entre prendre, refonder ou détruire le pouvoir, comme tous et toutes n’avaient pas la même conception de la Liberté et de l’Égalité. Les tenant-e-s de la démocratie retirent et transmettent de telles expériences ce qui permet de renforcer la construction d’un peuple de Citoyen-ne-s, servant à la fois de carotte pour l’intégration forcée et à justifier n’importe quelle politique misérable à grands coups de “participation à la chose publique”. C’est en étouffant des imaginaires réellement émancipateurs que le système démocratique avec son cortège d’oppressions peut se présenter comme le seul horizon possible. Et par effet de renversement le remettre radicalement en cause au lieu de négocier la longueur de ses chaînes ne pourrait être le fait que de dictateurs en puissance.

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Pourtant, on peut rejeter tout souverain, y compris le Peuple, tout simplement parce qu’on refuse l’Autorité sous toutes ses formes. La solidarité fleurit dans la révolte en s’opposant directement à ceux qui tentent d’imposer leur loi. Et prendre l’initiative et la responsabilité de notre agir, sans chercher la légitimation de quelque instance extérieure, tout en rencontrant ou en s’associant avec d’autres individus sur la base d’idées et de perspectives partagées, est un point de départ déterminant pour lutter contre la domination et partir à l’assaut de ses structures et de ses responsables. Que les situations conflictuelles qui se développent soient aussi des occasions pour chacun, chacune, en relation dynamique avec d’autres, d’approfondir sa propre critique pratique de l’existant pour détruire les carcans physiques et mentaux qui visent à contenir les désirs de liberté pour toutes et tous.

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« En effet, la Démocratie reste un gouvernement populaire. Ainsi, la majorité des questions contiennent déjà leur propre réponse. Et vu que tout gouvernement, par le passé comme dans le futur, n’a servi et ne servira que comme un instrument d’oppression et de ressentiment, ne vaudrait-il pas la peine d’y réfléchir à deux fois ? Que signifie un soidisant gouvernement populaire ? Que dans le peuple sont unis à la fois le loup et le mouton, la bête féroce et la proie déchiquetée. La bête, ce sont les propriétaires, et la proie ce sont les dépossédés. Le gouvernement populaire doit parvenir à des compromis en édictant ses lois ? Pouvez-vous imaginer une seule seconde vous asseoir à une table avec vos ennemis ? (… ) A bas l’Autocratie! A bas la Démocratie! Vive l’Anarchisme communiste! Vive la Révolution sociale! »

[Tract de communistes-anarchistes russes en 1904]

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tract diffusé à Marseille à partir du mois de juin 2019

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