Ces dernières années, la plupart de ceux qui se réclament, à tort ou à raison, des théories révolutionnaires, ont soigneusement évité de parler de révolution. Quoi qu’il en soit, je n’ai pas l’intention d’ennuyer mes quelques lecteurs en reprenant une polémique inutile sur le sens et la possibilité d’une utilisation autre de ce mot. Par contre, je veux aborder une problématique qui me semble plus que jamais actuelle, celle du sens de la réalité qu’un révolutionnaire peut avoir plus ou moins, et des conséquences, positives ou négatives, d’un possible décalage entre ce sens de la réalité et les projets qui visent concrètement à la subversion de cette réalité.
Un révolutionnaire anarchiste peut-il être réaliste au sens strict du terme ? Confronté à la vie quotidienne et à des milliers de questionnements inquiétants, peut-il mettre en avant l’essentiellement autre de ses intentions secrètes, de ses aspirations les plus intimes, qui sont le plus souvent que partiellement déclarées ? Au fond, cet individu déraciné, dans un contexte qui ne peut être perçu que comme hostile, tend d’un coté à se rapprocher de ses semblables, des exploités, des exclus en tous genres et se sent, de l’autre, intimement différents. Continuellement propulsé vers l’avant, vers une conception globale de la vie que la caserne rigide des conventions se charge d’alourdir sans cesse.
Peut-il accepter cette réalité ? Cédant aux sollicitations humaines et aux concessions qui transforment les cris en formules séduisantes, ne pourrait-il pas soudainement se rendre que, après tout, la plupart des gens en accord avec les petits philosophes qui remplissent des ribambelles de cars affolés, pourraient en effet aussi avoir raisin ? Combien de temps son cœur pourra-t-il résister au défilé monotone de l’inaccompli, à la somnolente répétition des mises à distance, aux morsures brulantes de l’amour et au froid désir de solitude ? Des hordes entières d’ombres passent sous ses yeux. Des compagnons avec qui il a vécu tant d’aventures ne sont plus là : certains sont morts, dilués dans le néant, retournés au sein maternel de la renonciation et de l’acceptation. Et aussi durable et constant que puisse être l’amour…tant d’obstacles, tant d’incompréhensions !
J’ai toujours pensé quelque chose de très simple : si l’on a suffisamment confiance en soi, on peut s’approcher de la réalité. On peut, en tant que révolutionnaire, pénétrer dans les mécanismes concrets qui la produisent et la constituent sans avoir peur d’être écrasé par ses processus d’unifpormisation. Mais si nos certitudes sont fragiles, notre confiance en soi incertaine, si l’on n’est pas conscient des moyens dont on dispose et ne savons pas nous en servir parfaitement, alors mieux vaut rester dans la sphère du désir pur : un révolutionnaire qui désir la révolution mais s’enfuit à peine les conditions concrète du travail révolutionnaire devenues palpables et objectivement tangibles.
Dans les contrées du silence règne la pureté. Afin de la faire perdurer, on se cache derrière ses propres rêves d’aristocratie et de solitude immaculée, et l’on parle plus que jamais, tant pour convaincre l’auditoire que pour se persuader soi-même […]
Dans la tentative, indispensable pour un révolutionnaire, d’amener sa propre morale dans la réalité concrète, de développer tous les aspects de son propre projet, la tension devient maximale. Le tissu infiniment riche qu’il a façonné par ses élaborations théoriques se déchire en mille et une contradictions au contact de la totalité des rapports possibles. Ce n’est que ce dernier aspect qu’il parvient à transmettre, qui reste visible, déchiré et multiple. Et s’il veut tenir compte de sa propre cohérence, de la conviction intime qu’il chérit au plus profond de lui-même, ne lui restent que les schémas des hypothèses, avec toutes leurs incapacités à s’adapter au réel.
En général, les êtres humains s’enfuient devant la totalité, car tout rapport complexe les mène à des réflexions désagréables. Ils préfèrent une vie compartimentée, qu’ils mesurent à chaque instant avec de misérables perspectives immédiates, contenant toute impulsion subversive par des conditionnements spécifiques et partiels : l’opinion mène souvent la danse, il suffit de se laisser porter comme une plume, d’être consentant comme des moutons qui s’ignorent d’un énorme troupeau. De cette façon, les individus font la médiation de leur propre existence entre une misère intérieure substantielle et les appareils sociaux d’identification extérieurs, pensant ainsi cacher leur propre misère essentielle au regard peu critique des autres. […]
Quand le sarcophage du bon sens, avec tous ses critères raisonnables, est sur le point de se refermer à jamais, le révolutionnaire use des tours de magie de Houdini pour en sortir au dernier moment. Pour rompre l‘encerclement, il doit accepter de désespérer et d’endosser la mine inquiétante d’un clown sinistre. Pire, il doit faire tout cela sans guide ni certitude préliminaire, sans savoir s’il est sur la bonne voie et ne vient pas nourrir les milliers de lieux communs déjà existants. La conception de l’égoïsme le plus absolu l’aide ici à retrouver une possible gestion de sa propre vie, en relation avec les autres. Aucune solution ne peut convenir à d’autre si elle est en premier lieu dirigée contre soi-même. Le sacrifice ne produira jamais plus qu’un témoignage de martyre chrétien. De la même façon, aucune action, aussi dure et dangereuse doit-elle, ne pourra être considérée comme un sacrifice si c’est le plaisir qui nous pousse à la faire. Parce que c’est en agissant que l’on mesure sa propre vie et les battements de son cœur, sans plus entendre le rythme martelé de l’uniformité générale.
A. Bonanno – Qui a peur de l’insurrection ?
Disponible ici : tumult.noblogs.org