Dérailler

[deraje] v.I. -1. Sortir des rails. 2- Familier : fonctionner mal ; se dérégler. 3. S’écarter du bon sens, (synonyme : déraisonner, divaguer)

weiis-fillejetseauEmbouteillage géant, échappatoire zéro. Je crève d’envie de mordre le volant, jeter la tête en arrière, hurler, courir…Défoulement éphémère_ô combien jouissif_de cette frustration sauvage, contenue. À chaque fois le cri monte de mes tripes, étreint ma cage thoracique et reste bloqué derrière mes lèvres… et je mesure la profondeur du dressage, tout ce qu’il a fallu araser, canaliser chez chacune des milliers de personnes prises dans ce flux pour en faire ces dociles automates fonçant à toute allure dans la même direction ou capables d’encaisser cette situation anxiogène sans péter une durite, partir à pied, se défouler sur le premier radar ou uniforme venu. Route des vacances, route du turbin, même combat.

Jour après jour, l’économie nous vole notre temps, la marchandise et ses « loisirs de masse» tend à nous déposséder de nos désirs et de nos rêves, les prothèses technologiques envahissent et n’en finissent plus d’appauvrir les relations… Jour après jour l’alcool, les drogues, calmants, servent d’étouffoir à la rage et à la frustration, amputent et bousillent les trop vivant-es, brouillon-es, sensibles pour mieux garder intacte cette société mortifère. Jour après jour les sangsues religieuses tentent d’incruster leurs préceptes autoritaires, homophobes, patriarcaux et sexistes jusqu’au fond de nos cerveaux. Les paradis qu’ils nous promettent ont tous le sale goût du mensonge et de la résignation. Jour après jour les médias, l’école et autres larbins du pouvoir (…) tentent de formater notre regard sur « le monde », d’ imposer une vision de l’histoire qui nie la continuité des actes d’insoumission, révoltes et rébellions qui ont tenté au fil des lieux et des époques de saper toute autorité. Sous la plume de ces chacals, des attaques ciblées deviennent des « actes isolés », les révolté-es des « déséquilibré-es », ou des «casseur-euses », la lutte contre un projet de la domination un « cancer » à éradiquer. Selon eux, la seule violence acceptable est celle que l’ État exerce au quotidien pour maintenir son contrôle, violence complétée par d’autres formes de répression d’autant plus difficiles à identifier et affronter qu’elles sortent des lieux d’enfermement pour prendre, entre autre rouages sociaux la voix de nos « proches ». Sous prétexte d’inquiétude, ce sont elles et eux qui se font souvent les meilleurs relais de la domination, nous priant de rester dans le rang, ne pas faire de vagues, baisser la tête, obéir aux patron-nes et aux uniformes (…). Que le travail nous bouffe notre temps, notre intelligence et notre santé, que le couple (« obligatoirement » hétérosexuel, exclusif et amené à se reproduire) nous oppresse, atrophie notre individualité, étouffe nos sentiments (…) importe peu. Ils et elles tentent, sous prétexte d’amour (et par tous les moyens possibles) de nous faire rentrer dans le rôle que la société a prévu pour nous, de nous insérer. Aliénation, chantage affectif, menaces et violences de toute sorte, camisole chimique, mise sous tutelle, enfermement… Gare aux volontés rebelles ! Les enfants qui refusent de se soumettre au dressage parental sont qualifié-es de « capricieux-ses » ou « d’hyperactifs » (et cachetonné-es), les femmes qui bataillent contre le sexisme (…) facilement traitées de « folles » ou d’« hystériques ». Pour qu’il ne reste aucun doute, les blouses blanches définissent « au nom de la science » ce qui est sain et ce qui est pathologique. Ces crapules utilisent leur légitimité de spécialistes pour tenter de faire porter à celles et ceux qui ne désirent ou ne parviennent pas à s’insérer la responsabilité de leur « inadaptation ». Si on les écoute, souffrir de subir cette société autoritaire, déborder d’une énergie déraisonnable, se révolter, refuser de faire profil bas devant keufs, vigiles et juges (ils appellent ça « trouble de l’autorité ») serait pathologique.

Il paraît que l’infiltration de l’État dans chaque parcelle de nos vies et de l’économie dans chaque parcelle du vivant (et vice versa), la dépossession de nos conflits, la perte d’autonomie alimentaire, le fait d’être tenus dans l’ignorance absolue de nos corps (…), sont des «progrès ». Le fait de vivre en laisse, sous la perfusion et la surveillance permanente de l’État et de la « communauté sociale » (…) serait le seul chemin possible. Des siècles de développement industriel et de rapports de domination amputent notre imagination, laissent des traces indélébiles jusqu’au plus profond de nos intimités, ont un impact durable sur nos corps et sur l’environnement mais la suite ne ressemble pas forcément à cette autoroute que religieux, scientifiques, industriel-es, prétendent tracer devant nous.

Nous n’avons qu’une seule vie, et le compteur tourne. Là où tout pousse à étouffer notre sensibilité pour réduire la souffrance que ce monde nous inflige, rogner notre intelligence, se bricoler des en-dehors et s’enorgueillir peut-être, un jour, d’avoir atteint « l’âge de raison », nous voulons donner à nos existences l’impulsion qui les ferait déborder, tumultueuses, de leurs costumes étroits. Le chemin est long, il y a beaucoup à désapprendre et à inventer pour tenter (et tant pis si c’est maladroit) d’apprivoiser la multitude de sentiments qui affleurent quand se fendillent les camisoles chimiques et sociales, quand on arrête d’être « présentables » pour laisser vivre nos émotions. Il semble bien que le premier pas, vertigineux, soit de s’émanciper des vendeurs d’illusions, des rapports toxiques, des relations qui nous entravent, nous empêchent d’interroger ce que nous aimerions vivre, pour se positionner enfin au centre de nos existences. Tenter de détruire, passionnément, tous les carcans.

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